Jusque-là, je ne savais pas ce que c’était. Des timbales ? oui, des timbales. Évidemment, je savais à quoi ça ressemblait, je me souvenais que les baguettes feutrées n’étaient pas que des maillets tapant sur une peau et que ces tambours de taille différente pouvaient s’accorder… Mais n’ayant en tête que les coups de feu des chasseurs de Pierre et le Loup et les coups de semonce du scherzo de la Neuvième, l’affirmation que les timbales puissent faire une vraie mélodie m’avait toujours parue un peu fantaisiste. Cinq pièces pour timbales d’Elliott Carter (1908-2012) après, je sais. Je préfère l’avouer tout de suite, la modulation métrique n’est pas ma spécialité : ces changements de tempo autour du pivot d’une cellule rythmique, qu’Elliott Carter a déclinés dans tout son œuvre, ne me sont pas apparus de manière limpide dans les glissandos mélodiques le long des quatre timbales. Ce qui était limpide, c’est que le son qui a rempli le théâtre de Cornouaille archi-complet pour ouvrir ce concert du Balcon n’était pas un bruit de tambour ou de grosse caisse mais bien une ligne mélodique, magistralement interprétée par le jeune timbalier de l’ensemble, promu démiurge de la modulation métrique. Mais il n’était pas seul : même lorsqu’il s’agit de pièces contemporaines (les Huit pièces pour timbales datent de 1949 et 1966), Le Balcon, incorrigible arrangeur, ne reste pas les bras croisés : pour ponctuer cette anthologie de la musique pour timbales, l’ensemble avait choisi d’y insérer des Interludes pour orchestre de chambre écrits par Othman Louati (1988-) spécialement pour cette chimère post-contemporaine. Le résultat est une sorte de concerto, chaque interlude faisant dialoguer un instrument ou un groupe d’instruments, basson, vents, piano, avec les timbales de la pièce précédente. Et si à l’entracte on ne sort pas se dégourdir les jambes et les oreilles en sifflotant un thème, on a quand même la conviction que cette musique-là est bien vivante, loin d’une succession absconse de sons que le public classique redoute trop souvent dans la création contemporaine.
« Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l’actrice d’un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d’une plus grande vigueur. » (Heinrich Heine, Mémoires)
Est-ce le lien entre cette première partie pour timbales et la Fantastique ? Le poète allemand évoque ce souvenir du compositeur éperdu d’amour pour Harriet Smithson venue écouter le poème symphonique quasi-autobiographique écrit pour elle. Harriet avait pu mesurer les sentiments de son admirateur à l’aune de la vigueur du timbalier : c’est donc assurés d’un amour réciproque que nous pouvions aborder les cinq tableaux de cette Fantastique augmentée que nous proposait le Balcon dans un arrangement pour orchestre de chambre sonorisé d’Arthur Lavandier, le compositeur qui accompagne l’ensemble depuis sa création. Augmentée, arrangée : était-ce bien raisonnable? Non, certainement, mais la musique et l’amour dont la Fantastique est une sorte d’agrégat désespéré ne le sont pas non plus. Était-ce bien nécessaire ? Oui, évidemment, comme seront encore pour longtemps nécessaires les tentatives des artistes pour lire, s’approprier et transmettre les recettes des philtres insensés qu’ils savent lire dans les pages que nous ne faisons qu’écouter.
Les “épisodes de la vie d’un artiste, symphonie fantastique en 5 tableaux” contenaient dans leur titre même les germes du bizarre et questionnaient déjà dans leur conception musicale le rapport entre la musique, à travers son orchestration, et le propos, narratif et littéraire. Après l’exposition, fidèle à la partition du premier tableau, de l’idée fixe amoureuse du poète, une inquiétante étrangeté s’invite dès le deuxième tableau, un son unheimlich dans le Bal : comme d’autres auraient introduit un violon désaccordé, Lavandier convoque une guitare électrique et un synthétiseur, germes de folie dans la valse musette. Dans la Scène aux Champs, un cor des Alpes remplace le cor anglais des bergers. Murmure dans la salle. Longue pipe de près de quatre mètres monotonale en fa dièse qui, loin de renforcer l’atmosphère pastorale de ce troisième tableau, fait une irruption fantaisiste – mélange d’incongru et de fantastique. Comme dans l’original, plus on avance et plus ça se gâte, progression linéaire vers la folie chez Berlioz, progression exponentielle chez Lavandier, qui à partir du quatrième tableau quitte les rivages de la partition berliozienne et navigue au large, grâce à l’interprétation de la Marche au Supplice (le poète sous l’effet de l’opium croit avoir assassiné sa bien-aimée et s’imagine marchant à l’échafaud) par une troupe de musiciens voulus amateurs et locaux (ce ne sont pas les mêmes selon la salle où est jouée l’œuvre) par le compositeur. A Quimper, un soir de grande marée d’équinoxe, alors que la nuit disputait au jour ses dernières minutes d’avance, c’était le Bagad Ar Meilhoù Glaz (le Bagad du Moulin Vert) qui accompagnait la procession macabre, rejoints pour le cinquième tableau dans un Sabbat fantasmagorique par les musiciens de l’orchestre et les fameuses cloches d’église, glas funèbre de rancune contre la trahison de la bien-aimée. Pour qui avait comme l’auteure de ces lignes traversé quelques heures auparavant les Monts d’Arrée infestés de trolls et de korrigans avant d’atteindre la Cornouaille, les cornemuses et les bombardes miraculeusement mêlées à l’orchestre symphonique donnaient à cette “orgie diabolique, cette parodie burlesque du Dies Irae mêlée à la Ronde de Sabbat”, selon les mots de Berlioz, une atmosphère de lande et de granit.
Théâtre de Cornouaille. Scène nationale de Quimper.
Samedi 12 mars 2016
La symphonie fantastique. Hector Berlioz/Arthur Lavandier
Cinq pièces pour timbales et Interludes pour orchestre de chambre. Elliott Carter/ Othman Louati
Ensemble Le Balcon. Direction musicale : Maxime Pascal
Bagad Ar Meilhoù Glaz, Quimper