Contes de la lune vague après la pluie est une adaptation du film de Mizoguchi sorti en 1953. Adapter une œuvre cinématographique à l’opéra est assez rare pour se demander ce que la forme lyrique peut ajouter à un art déjà si complet.
Ce qui frappe dès les premières secondes du film de Kenji Mizoguchi est sa bande originale. Evidemment, pour les Japonais du milieu du siècle, ces éclats de percussions, ces accords insolites, ces mélodies brusques ne présentent sans doute rien de nouveau, à part la satisfaction d’entendre portée à l’écran une musique de tradition ancestrale. Pour le public d’aujourd’hui en revanche, cette musique présente une troublante modernité. Pour les habitués de Schönberg, Boulez et Mantovani, ces clusters de cordes et ces intervalles augmentés transportent l’oreille dans une sphère culturelle plus proche de l’Occident du XXe siècle que du Japon du XVIe.
Xavier Dayer, jeune compositeur suisse, semble avoir parfaitement compris ce pont entre les deux cultures. Dans un entretien, il confie que c’est le minimalisme qui l’attire dans l’exercice de l’opéra de chambre. Il semble vouloir se servir de l’extraordinaire concentration poétique de l’esthétique japonaise pour dévoiler toute l’actualité de ces contes populaires. Sans pour autant faire des Contes de la lune vague après la pluie un opéra japoniste, il y a dans l’écriture musicale toute de spontanéité retranscrite et dans la mise en scène sobre et géométrique quelque chose qui sonne juste. L’argument, identique à celui du film, est inspiré de deux contes écrits par Ueda Akinari au XVIIIe : deux frères, cherchant l’un la fortune en vendant ses poteries, l’autre la gloire en devenant samouraï, désertent leur foyer dans un contexte de guerre régionale. Ils ne reviendront chez eux après des années d’errance et d’illusions déçues que pour découvrir le funeste destin de leurs compagnes : l’une, violée par des soldats, est devenue prostituée, et l’autre a été tuée par des soudards. Leur chemin est celui de la prise de la conscience la plus sombre : le samouraï n’obtient la gloire qu’en s’attribuant les faits de guerre d’un frère d’armes, le potier se berce d’illusions dans le lit hanté d’une princesse sorcière.
La mise en scène de Vincent Huguet des Contes de la lune vague après la pluie est très intelligente. Sans tomber dans le japonisme le plus convenu, cet ancien assistant de Patrice Chéreau a brossé en quelques traits, en peu de moyens, une atmosphère qui guide l’imagination du public. Les demeures deviennent de grandes formes géométriques semblables au jeu de construction du petit Genichi, comme pour signifier que cette entière aventure n’est peut-être que le fruit d’une vaticination intérieure et enfantine, un monde centré autour d’un immense lac que la lumière lunaire vient baigner de reflets embrumés et bleuâtres, sur les rives duquel un palais en ruine et un village dévasté viennent fournir un sinistre décor. La mise en scène suit un cheminement qui fait du décor un personnage à part entière, dont les multiples facettes connaissent une évolution à plusieurs curseurs. La couleur par exemple semble suivre un trajet indépendant : le passage des couleurs sombres et froides aux nuances plus chaleureuses et orangées dessine avec ironie les contours de ce royaume d’illusions dans lequel nos deux antihéros semblent se complaire.
Alain Perroux avoue avoir préféré se baser sur l’adaptation de contes d’Akinari par Mizoguchi plutôt que de partir sur les sources originelles. Ce choix est d’autant plus judicieux qu’il y a dans chacune des répliques du film une intensité poétique qu’il aurait été difficile et absurde d’occulter ; comme pour toute parabole, il y a un enseignement moral à tirer de la moindre prise de parole des protagonistes, qu’il affirme son ambition ou qu’elle déplore son sort. Le traitement orchestral sous ces mots est exactement ce que nous pouvions attendre de la reprise de l’univers musical de la tradition japonaise : l’aléatoire en trompe-l’œil et le parfaitement maîtrisé se marient sans peine, servis par une prédominance d’effets de percussions accompagnés de leur résonance. Certains effets ponctuels de figuralisme (pour accompagner la roue du potier, par exemple) viennent rompre cette tapisserie musicale immuable, que rien ne vient troubler. Comme un décor immobile, la partition semble dérouler un discours indépendant des codes traditionnels d’accompagnement de l’action : que les personnages dérivent sur l’eau ou qu’ils se fassent attaquer par la milice d’un gouvernement local, cette musique heurtée et puissante semble refuser de véhiculer les émotions ou d’illustrer l’action.
La mise en musique des Contes de la lune vague après la pluie est peut-être en peine d’éléments conducteurs pour l’oreille du public. Les lignes mélodiques extrêmement disjointes, et admirablement servies par une distribution vocale excellente (mention spéciale pour David Tricou dont l’extraordinaire adaptabilité lui a fait endosser tous ces rôles absolument différents avec une aise proche de la versatilité de Peter Sellers), tombaient très souvent dans un certain automatisme d’écriture, seulement sauvées par l’habile présence de textes déclamés et non chantés qui a pu sauver certains passages d’une dangereuse monotonie.
L’exercice de la mise en opéra d’un film est plutôt rare, même si beaucoup d’ouvrages littéraires se voient déclinés en adaptation cinématographique et lyrique. Partir directement du film soulève des questions qui souvent interrogent le rôle et la forme de l’opéra au XXIe siècle, surtout lorsque le film est aussi précisément circonscrit dans une aire culturelle dont les codes nous sont lointains. Le défi a été brillamment réalisé par Vincent Huguet qui a réussi à se détacher complètement de la photographie et de la mise en scène de cinéma pour réaliser sa propre vision des Contes de la lune vague après la pluie, ce qui n’a pas été aussi évident pour Xavier Dayer qui s’est fixé un projet ambitieux et a néanmoins relevé le défi de créer un langage musical à partir d’un langage préexistent, fait d’haïkus, de percussions et d’accords complexes.
Il y a un événement du même genre que nous pouvons attendre avec impatience : celui de la mise en opéra de Notorious d’Alfred Hitchcock par Hans Gefors pour l’opéra de Göteborg la saison prochaine. Exercice qui va probablement connaître son essor dans les prochaines années : cette production des Contes de la lune vague après la nuit (sans oublier d’autres réussites, telles que The Fly par Howard Shore en 2008 d’après La Mouche de Cronenberg) est une figure pionnière idéale.
Contes de la lune vague après la pluie
Opéra de Chambre de Xavier Dayer sur un livret d’Alain Perroux, d’après le scénario du film de Kenji Mizoguchi.
Création le 20 mars 2015, à l’Opéra de Rouen Haute-Normandie.
Direction musicale, Jean-Philippe Wurtz
Mise en scène, Vincent Huguet
Avec Taeill Kim, Majdouline Zerari, Carlos Natale, Judith Fa, Luanda Siqueira, David Tricou
Orchestre, Ensemble Linea