On connaissait l’oreille musicale de la chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker et sa façon intelligible de faire danser sa compagnie Rosas sur les plus belles partitions, de Bach à Schönberg en passant par le magnétique Brian Eno. Cette fois, le défi est de taille puisqu’il s’agit de s’attaquer à l’opera buffa Così Fan Tutte, troisième et dernière collaboration entre Mozart et Da Ponte. L’occasion de renforcer l’expression suave et tranquille de l’amour vu comme la quadrature du cercle.
Dès l’entrée dans la salle du Palais Garnier, nous remarquons les étoiles, cercles et lignes tracés au sol. Aucun doute, la marque de fabrique d’Anne Teresa de Keersmaeker est là, bien visible. Lorsque la lumière crue inonde le plateau, c’est à peine si nous voyons les panneaux de plexiglas de chaque côté tant les figures géométriques, certaines dans des couleurs prononcées et d’autres dans des tons neutres presque dilués dans le blanc virginal de l’espace, attirent notre regard. Ce traçage, langage mathématique, qui multiplie les chemins, les errances et les accès à l’autre, traduit la parfaite complexité des sentiments et les aspérités fragiles de l’amour comme l’absence, l’incertitude ou la peur. Les cercles et lignes de fuite de la scénographie, minimaliste, expriment toute la complexité des sentiments où l’être humain se perd.
Anne Teresa de Keersmaeker choisit d’associer un danseur et un chanteur, pour accentuer le dédoublement qui s’opère en chacun de nous. Tourbillonnante, la chorégraphie célèbre le mariage entre joie et douleur et souligne cette union dans un espace blanc immaculé rappelant cette dimension nuptiale autant qu’une expérimentation de laboratoire ou encore l’innocence, la pureté et le paradis originel. Si cela est audacieux et pertinent, nous regrettons cependant que la profondeur du plateau ne soit que rarement exploitée, laissant une impression entêtante de vide abyssal. De plus, ne faisant appel à aucun lieu précis et représenté, l’intrigue du livret nous échappe par moment. Seuls les jeux de lumière, comme des variations chromatiques, nous recentrent sur le sens lorsque la lassitude se fait plus oppressante dans cette mise en espace d’une œuvre que nous pourrions traduire par « Ainsi font toutes les femmes », prises dans le cercle vicieux des sentiments d’où il est bien difficile d’échapper.
Chaque danseur exécute avec la précision d’un métronome les pas imaginés par la chorégraphe flamande. Ils sont facilement identifiables par un élément vestimentaire en corrélation avec la tenue du chanteur associé. Que ce soient des chaussures de sport orange fluo qui renvoient à la ceinture de Despina ou encore les touches violettes de Guglielmo, tout est parfaitement assorti. Boštjan Antončič, qui fait danser Don Alfonso dans un mouvement sensuel, fait tournoyer son manteau aux allures de cape tel un matador et attire instantanément notre regard tandis que Michaël Pomero est un captivant double du jeune officier Guglielmo.
Côté voix, il n’y a rien de transcendant mais de beaux moments viennent ponctuer la représentation comme ces arias qui, teintés d’une suavité réconfortante, glissent dans une profondeur quasi sacralisée. Michèle Losier est une Dorabella solaire, mutine et frivole tandis que Jacquelyn Wagner se fait davantage remarquer par la douceur suave de Fiordiligi. Profondeur et justesse de chant font naître une émotion sincère qui émane lentement de chaque note qui s’élève. Leur duo à l’acte II est une pure merveille et le second s’illustre parfaitement dans son solo de l’acte I. Ginger Costa-Jackson, quant à elle, a tendance à trop en faire dans la peau de Despina la femme de chambre, qui semble user et abuser d’un humour prononcé pour dissimuler maladroitement une mélancolie tenace. Néanmoins, elle est fabuleuse en noire dans le jeu de dupes orchestré par le philosophe Don Alfonso.
Concernant les voix masculines, nous sommes sous le charme du séducteur Guglielmo à qui Philippe Sly prête sa voix suave et délicate, en contraste avec le solide Don Alfonso de Paolo Szot. Enfin, Frédéric Antoun campe un Ferrando tout en puissance, malgré une ligne de chant parfois enrouée qui le fragilise légèrement. Il est bouleversant dans l’aria de la douzième scène. Dans la fosse, Philippe Jordan dirige avec netteté l’orchestre de l’Opéra de Paris avec une mention spéciale pour l’intensité des cordes. Néanmoins, sa direction, enlevée et enjouée, peine parfois à trouver une justesse émotive et ne fait preuve d’aucune véritable surprise. C’est propre, bien exécuté, mais pas inoubliable en dehors des instants de grâce dans certaines arias.

© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Avec ce Così Fan Tutte, Anne Teresa de Keersmaeker puise dans l’essentiel de l’œuvre de Mozart et en exprime son ressenti épuré par une mise en scène audacieuse. Cependant, elle est victime des défauts de ses qualités et subit quelques moments de creux qui laissent s’installer une forme de lassitude.
Nous étions en droit d’attendre un peu plus de sa part. Sa proposition, trop en surface cherche à exprimer le sentiment amoureux comme mouvement perpétuel, quitte à tourner en rond, symbole de la vie faite d’évolutions illusoires qui nous ramènent sans cesse au point de départ. Malgré nos quelques réserves, de bonnes idées émergent de sa proposition qui dénote une compréhension profonde et une lecture pertinente du livret de Lorenzo da Ponte ainsi que de la partition de Wolfgang Amadeus Mozart.
Cette création risque de ne pas faire l’unanimité auprès d’un public plus habitué aux œuvres opératiques traditionnelles qu’au génie chorégraphique d’Anne Teresa de Keersmaeker, mais son regard sensible qui aborde des musiques universelles et intemporelles, a quand même réussi à nous toucher une nouvelle fois.
Entre enthousiasme et déception, à chacun de se faire son propre avis sur cette mise en scène chorégraphique, faite de nombreuses ruptures, de courses avortées, de chutes et de suspension mais une chose est certaine : ce Così Fan Tutte ne laissera personne indifférent.