Ausrine Stundyte (Heliane) dans 'Das Wunder der Heliane' (2017-2018) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Heliane) dans 'Das Wunder der Heliane' (2017-2018) © Annemie Augustijns

Das Wunder der Heliane : seuls les amants restent en vie

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Après y avoir été donné en 1970, Das Wunder der Heliane (Le miracle d’Héliane) d’Erich Wolfgang Korngold revient à l’affiche de l’opéra Vlaanderen, à Gand. Nous sommes allés voir cet opéra, qu’il est rare de voir sur scène et dont il n’en existe qu’un seul enregistrement, de 1993, avec Anna Tomowa-Sintow, Nicolai Gedda, René Pape et l’orchestre symphonique allemand de Berlin, dirigé par John Maucer.

 

Basé sur La sainte, une pièce non publiée de l’auteur roumain Hans Kaltneker – écrite après avoir découvert Violanta de Korngold et réélaborée ensuite par le dramaturge Hans Müller, Das Wunder der Heliane est une histoire symboliste autour du pouvoir de rédemption de l’amour.

Cet opéra dystopique se déroule sous le régime d’un Souverain frustré (sa femme, Héliane, se refuse à lui), qui impose à ses sujets une non-vie où le désir, la joie et l’amour sont bannis.
Un jour, un messianique Étranger est arrêté et condamné à mort, faute d’avoir essayé d’apporter du bonheur dans le royaume. Prise de pitié, Héliane se rend dans sa cellule pour le réconforter et petit à petit se laisse séduire par l’homme, lui montrant d’abord ses cheveux, ses pieds nus et enfin tout son corps. Sans se donner pour autant à lui, elle part ensuite prier, mais à son retour est surprise par son mari, qui l’accuse d’adultère.
Seul témoin de l’éventuelle culpabilité d’Héliane, l’Étranger se donne la mort pendant qu’il l’embrasse pour la première (et dernière) fois.
Héliane est donc obligée de prouver son innocence en ressuscitant le jeune homme, ce qu’elle fait, avant de se faire poignarder par le Seigneur et s’unir à son amant dans la mort, telle une Isolde transfigurée.

Le metteur en scène David Bösch, a décidé de mettre l’accent sur l’indétermination qui régit cette pièce se déroulant dans un non-lieu et une non-époque, en pur style expressionniste, et où (comme dans La femme sans ombre de Strauss) aucun personnage n’a de nom propre, sauf Héliane. Car c’est bien elle la seule à avoir une individualité, et donc à pouvoir sauver le royaume grâce à sa compassion et à son amour :
« Et je m’inclinai, ainsi, pour que ses pauvres yeux puissent voir l’amour avant de s’éteindre, et donc je jure […] la volupté de la chair ne m’a pas poussée vers ce garçon, mais j’ai porté sa douleur avec lui, et je fus sienne, sienne dans la souffrance ».

Le rideau s’ouvre donc sur un paysage post-apocalyptique, nostalgique d’un passé fleurissant, rappelé par un vieil écran de cinéma de plein air, quelques arbustes et un petit ruisseau.
Ce lieu désolé et monochrome reflète parfaitement le paysage intérieur des êtres qui le peuplent, des véritables morts-vivants que le metteur en scène représente en tant que zombies. Ceux qui sont au pouvoir, comme le Souverain et sa femme, ne jouissent d’aucun privilège : leurs âmes sont lacérées tout comme leurs habits et leurs chairs.

On retrouve ce déchirement dans la musique qui, malgré un lyrisme bouleversant et des mélodies ravissantes, demeure difficile de par son instabilité harmonique et rythmique. Les chanteurs et l’orchestre, sous la baguette un peu rapide d’Alexander Joel, ont l’air d’être dans une souffrance permanente, à cause du caractère intermittent et ambiguë de l’écriture de Korngold.

Avec ses effectifs ambitieux (deux chœurs et plusieurs instruments supplémentaires dans la fosse et derrière la scène), Das Wunder der Heliane est donc un opéra difficile à représenter, mais les raisons de son oubli sont à rechercher ailleurs.
Il y a, tout d’abord, le chaos créé par le père du compositeur, Julius Korngold, critique musical réputé, en guerre contre la musique moderne (lire atonale et sérielle). Le caractère polémique de ses écrits et la véhémence avec laquelle il avait essayé de contester les représentations de l’opéra « concurrent » d’Héliane, Johnny spielt auf d’Ernst Krenek, eurent l’effet inverse et nuirent au succès de l’opéra de son fils.
La carrière de Korngold souffrit également de l’interdiction de l’exécution de sa musique imposée par les nazis à la fin des années 30, qui la poussa donc à émigrer aux États-Unis.
C’est finalement à Hollywood qu’il trouva sa place, en devenant un compositeur de musique de film très réputé, qui marquera les générations à venir. Dommage que cet artiste à l’ecriture visuelle et percutante, n’ait plus retrouvé sa place dans la musique « savante » après la guerre.

Si Le miracle d’Héliane a été oublié ce n’est donc pas une question de mérite artistique, car cette œuvre est d’une force et d’une beauté flamboyantes, comme nous le prouve cette reprise à Gand, presque 50 ans après.
Ausrine Stundyte est une Héliane extrêmement convaincante : tel un animal traumatisé, elle vogue sur la scène, terrifiée et inquiète, comme sa voix, qui module sans répit du suraigu au grave, du récitatif rompu à la voix parlée.
Dans le difficile rôle de l’Etranger, Ian Storey paraît un peu en difficulté, mais sa voix se réchauffe au fur et à mesure, pour ensuite s’épanouir dans les deuxième et troisième actes et égaler la qualité de son interprétation prenante et sincère.

Le Seigneur de Tómas Tómasson n’a rien d’un empereur, mais ressemble plutôt à un chef de bande tyrannique et désabusé, qui vit comme un rustre dans un wagon ferroviaire désaffecté. Malgré la violence qui le caractérise, ses tentatives de reconquérir sa femme sont presque émouvantes. Hélas, cet esclave du pouvoir ne sait agir que dans le sang et la mort, et Heliane en est (justement) dégoutée : « La mort dans ta bouche, du sang sur ton front ! C’est ainsi depuis que je te connais. Tu aimais, et c’était comme un meurtre… Tu haïssais et c’était un meurtre. »

Incarnant la violence militaire, qui sert aveuglément le pouvoir, Natascha Petrinsky est une Messagère percutante et réaliste. Motivée par l’envie envers Héliane, ayant été l’amante du Seigneur, elle se déchaîne sans pitié sur le peuple, sans hésiter à tirer sur la foule, dans un sinistre parallèle avec les soulèvements populaires réprimés dans le sang, qui ne disparaissent jamais de la une des journaux.
Le geôlier de Markus Suihkonen, qui invite à la rébellion mais est réduit au silence par la Messagère, est une très belle découverte, sa voix remplit l’espace et nous donne envie d’en écouter plus, tout comme le très réussi juge aveugle de Denzil Delaere.
Nous remarquerons le chœur séraphique qui commente l’action et, comme surgissant de nulle part, arrive à exalter l’écriture resplendissante et visuelle de Korngold.

Si la sensualité de la musique ne trouve pas de correspondance évidente sur scène, elle s’y insère tout de même, en subtilité, comme une sorte d’éclat fugitif qui contraste avec le sombre culte de la répression et du pêché.

Héliane se met à nu sans se déshabiller, au moyen de son air pudique et désespéré, le Souverain est torturé par le désir sexuel pour sa femme et déchiré par l’idée qu’elle se soit donnée à un autre. « Je ne t’ai jamais approchée. Dans ton regard me menaçait le feu cristallin de l’innocence. […] Je ne t’ai jamais touchée, je n’osais pas. Et tu te jettes nue dans les bras de ce coquin ? » Puis, à la fin, Héliane a le courage de s’affirmer en tant que femme et d’extérioriser sa sexualité, en défiant un peuple incapable de se déterminer, mais sachant uniquement juger et l’étiqueter de sainte ou de prostituée, selon les circonstances : « Oui ! Oui ! Je l’ai aimé ! Et il m’a aimé ! Je ne suis pas divine, pas pure ! Les êtres se languissent ! Les êtres humains brûlent ! Oui, je suis une femme ! Seulement une femme, et sienne jusqu’à la mort ! »
Séparés des autres par un rideau rouge, Héliane et l’Etranger sont enfin réunis dans l’Autre vie, là où le jour ne les réveillera pas, où personne ne les frappera et où il n’y aura plus que l’amour. Pour l’éternité.

 


Das Wunder der Heliane
Erich Wolfgang Korngold

Heliane : Austrine Stundyte
L’Etranger : Ian Storey
Le Souverain : Tómas Tómasson
La Messagère : Natascha Petrinsky
Le Portier : Markus Suihkonen
Le Juge aveugle : Denzil Delaere
Le jeune homme : Dejan Toshev
Les six juges : William Helliwell, Mark Gough, Onno Pels, Eric Dello, Thierry Vallier, Thomas Mürk
Les séraphins : Nam-Hee Kim, Chia-Fen Wu

Direction musicale : Alexander Joel
Chœur et chœur d’enfants de l’Opéra des Flandres
Orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres

Opera Vlaanderen, Gand

En savoir plus

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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