Appréciant particulièrement la musique française, Alexandre Robert, jeune musicologue, a choisi de présenter dans La Revue de musicologie le compositeur Déodat de Séverac encore trop peu connu de nos jours.
Le compositeur français Déodat de Séverac est, de nos jours, un peu tombé dans l’oubli : qu’est ce qui vous a motivé pour travailler sur ce compositeur ?
Bien que mon goût pour la musique française de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle m’a conduit à faire de cette période mon domaine universitaire de spécialité, il n’y a pas d’ambition de réhabilitation dans mon travail. Au-delà de mes appétences et connaissances personnelles, le choix de me pencher sur la pratique créatrice de Déodat de Séverac répondait surtout à des intérêts de recherche précis et se justifiait par un ensemble d’exigences méthodologiques.
L’idée de départ de ma thèse, située entre la musicologie et la sociologie, était de comprendre et d’expliquer comment un compositeur en vient à écrire ce qu’il écrit. Je voulais saisir la manière dont se forgent des manières de composer en restituant les multiples relations et espaces sociaux dans lesquels le compositeur s’inscrit. Je voulais aussi reconstruire les expériences « socialisatrices » successives qu’il est amené à vivre au long de sa trajectoire biographique. Or je me suis vite aperçu que le « cas Séverac » présentait certaines commodités empiriques qui me donnaient bon espoir de pouvoir réaliser l’enquête que j’imaginais.
Tout d’abord, de nombreuses sources (écrits et correspondance étaient facilement accessibles car elles avaient déjà fait l’objet d’excellentes éditions. Ensuite, la trajectoire de Séverac, marquée par la fréquentation de plusieurs groupes artistiques et par plusieurs « bifurcations biographiques », me semblait très intéressante à interroger. Enfin, la régularité de la production musicale de ce compositeur constituait une solide base empirique pour effectuer des comparaisons intra-individuelles entre différentes situations créatrices et pour suivre de près les éventuelles transformations de ses manières de faire.
Dans quel cadre s’est inscrit la publication de votre article ?
Pour tout-e jeune docteur-e qui souhaite poursuivre une carrière dans l’enseignement supérieur ou dans le monde de la recherche, la publication d’articles dans des revues « à comité de lecture » est une pratique normale, un passage obligé, puisque le nombre et la qualité des publications font partie des principaux critères de recrutement.
En outre, la Revue de Musicologie, du fait de son histoire particulière et de sa longévité (elle fête son centième anniversaire cette année), jouit d’une large visibilité au sein de l’espace de la musicologie. Elle offre donc l’opportunité de soumettre ses travaux au jugement d’une large communauté de pairs, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs scientifiques.
Durant votre formation académique, vous avez acquis une double formation en musicologie et en sociologie : comment avez-vous relié ces deux domaines pour vos recherches sur « la transformation d’une oreille » ?
Je pense que l’articulation sociologie / musicologie est une démarche qui permet de faire progresser les connaissances lorsque sont posées des questions de recherche qui réclament d’accorder autant d’attention à la dimension « pratique » et relationnelle des phénomènes musicaux qu’à leurs spécificités (notamment les formes symboliques auxquelles ils donnent lieu). Il me semble que c’est le cas de la question qui je pose dans mon article.
Pour savoir comment se transforment les manières d’écouter et d’apprécier la musique de Séverac lors de son passage à la Schola Cantorum, il fallait examiner sa trajectoire sociale et professionnelle, les relations qu’il instaure avec ses professeurs et/ou ses condisciples, le dispositif pédagogique de la classe de Vincent d’Indy, etc.
Tout cela appelle la mobilisation d’outils conceptuels issus des sciences sociales. Mais il fallait également, dans un même mouvement, explorer le contenu proprement musical du programme d’enseignement, analyser les œuvres de Séverac en ce qu’elles livrent certaines de ses appétences et préférences, etc. Autant d’aspects du problème que permettent d’éclairer des outils d’analyse ou de description du matériau musical issus de la musicologie.
Comment l’oreille de Séverac influence-t-elle son œuvre ?
Tout d’abord, il est peut-être utile que je précise que j’entends le terme « oreille » non comme un organe biologique, mais en tant qu’ organe socialisé, dont les catégories de perception et d’appréciation dépendent du contexte historique et social considéré (dans le sillage, par exemple, du travail de l’historien de l’art Michael Baxandall consacré à « l’œil » des peintres du quattrocento).
Ainsi, l’« oreille » de Séverac – c’est-à-dire l’ensemble des logiques, des valeurs, des goûts, des dispositions qu’il est conduit à incorporer au sein de certains cadres (la Schola Cantorum en est un) – structure ses manières d’écrire, elle délimite l’espace des possibles dans lequel se meut son « faire » compositionnel. Par exemple, à la fin des années 1890, Séverac adhère totalement à l’idéologie religieuse de la Schola Cantorum qui veut que l’histoire de la musique occidentale soit une tradition continue trouvant sa source dans le chant grégorien médiéval.
C’est au début de cette croyance qu’il faut saisir les références musicales au chant grégorien qui émaillent plus ou moins explicitement sa Suite pour orgue (1897-1899), sa Sonate en si bémol mineur pour piano (1898-1899) et surtout sa suite pour piano Le Chant de la Terre (1899-1900). Je pourrai développer mais la reconstruction fine de l’oreille d’un compositeur constitue, à mon sens, une excellente porte d’entrée pour l’analyse de sa pratique créatrice.
En quoi la Schola Cantorum a-t-elle été une institution phare pour ce compositeur ?
La fréquentation de la Schola Cantorum est une étape cruciale pour Séverac car elle constitue sa porte d’entrée dans le champ musical lorsqu’il arrive à Paris en 1896. Plus précisément, c’est à travers l’enseignement si particulier de d’Indy qu’il apprend le « métier » (aux différents sens du terme) de compositeur.
Ainsi, pour un ensemble de raisons que j’analyse dans l’article, Séverac s’engage corps et âme dans le projet de la Schola entre 1896 et 1902 et s’en approprie les principales logiques : subordination de l’esthétique à une éthique catholique, représentation traditionaliste de l’histoire de la musique, conception ascétique de la composition, valorisation de l’écriture contrapuntique et de l’architecture formelle des œuvres, etc.
Après 1902, il s’éloigne toutefois de cette institution sous l’influence du groupe des « Apaches » (qui compte parmi ses membres Maurice Ravel et Florent Schmitt). Mais, que Séverac l’accepte ou cherche au contraire à s’en défaire, l’héritage « scholiste » pèse durablement sur les différentes étapes de sa trajectoire créatrice.
Quelles impressions avez-vous après publication de votre article dans la revue de musicologie ? Et quelles seront vos prochaines recherches ?
Cette publication me ravit et me donne envie de m’engager de plus belle dans mes recherches actuelles. Je travaille actuellement sur un projet intitulé « Analyser le collectif dans les processus de création musicale » dans le cadre d’un contrat post-doctoral entre l’IReMus et l’équipe APM de l’Ircam.
Déodat de Séverac et l’orgue: http://www.musimem.com/severac.htm