A l’occasion d’un article paru dans La Revue de Musicologie, nous avons rencontré Christine Jeanneret, dont les principales recherches portent sur des compositeurs italiens de la période baroque
Vous avez publié un article dans la revue de musicologie sur « l’objet musique, paysage de la mémoire : le mécénat et la collection musicale Chigi à Rome au XVIIe siècle ». Dans quel contexte avez-vous été amenée à travailler sur ce sujet ?
Je travaille sur les manuscrits musicaux romains du XVIIe siècle depuis plus de quinze ans. Dans un premier temps je me suis concentrée sur une approche philologique afin d’identifier, attribuer et contextualiser le répertoire. J’ai ensuite développé l’idée de considérer la collection dans son entier et d’établir des liens entre culture matérielle et mécénat. Ce sont les aspects que j’aborde dans l’article. En outre, je participe en tant que chercheuse associée au projet de recherche ERC PerformArt, dirigée par Anne-Madeleine Goulet.
L’objectif est d’étudier les archives familiales de onze importantes familles aristocratiques romaines entre 1644 et 1740 et d’enrichir notre connaissance de l’histoire des arts du spectacle, danse, art et musique. Mon article est une recherche préliminaire à ce projet qui a débuté en septembre 2017 et durera jusqu’en 2020.
Comment avez-vous organisé vos recherches ? Avez-vous eu besoin de vous rendre à la bibliothèque apostolique vaticane pour mener vos recherches ?
Je suis une lectrice assidue de la Bibliothèque Vaticane et des nombreuses archives conservées à Rome, que je fréquente très régulièrement depuis 2003. Il est indispensable de consulter les manuscrits musicaux sur place, en particulier pour les questions philologiques et l’étude matérielle de l’objet. Les documents d’archives (la comptabilité, les justificatifs, les ruoli (une liste des personnes employées par un aristocrate ou un prélat), les Avvisi di Roma (une forme de gazette contrôlée par la cour papale) ne sont pas digitalisés. Il est donc impératif de les consulter sur place. Outre la nécessité de fréquenter la bibliothèque, je ne nie pas l’immense plaisir de fréquenter l’une des plus anciennes et des plus riches collections conservées au monde.
La culture matérielle et les réseaux de mécénat à Rome au XVIIe siècle occupaient-ils une place centrale dans la vie musicale de l’époque ?
Rome est une cité absolument particulière de la Renaissance au XIXe siècle. Contrairement aux autres états européens (centralisés comme la France, ou divisés en plusieurs petits états-nations comme le reste de l’Italie), Rome présente une spectaculaire fragmentation de son territoire et un système politique et social absolument unique, en raison du système non-héréditaire de la papauté. Le pouvoir central, religieux et politique, détenu par le pape et la hiérarchie ecclésiastique, cohabite avec les intérêts de plusieurs familles aristocratiques, congrégations religieuses, ambassades et communautés internationales.
Dans une telle configuration, l’usage des arts, en particulier de la musique et des spectacles théâtraux, est fondamental pour cimenter l’identité et le prestige des différents mécènes en compétition sur le stage du “Gran teatro del mondo.” L’aspect performatif et la théâtralité sont intégrés dans la vie quotidienne et sont mis en scène lors de processions, prises de pouvoir, visites d’ambassadeurs, par exemple.
Etait-ce fondamentalement différent du mécénat musical tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ?
Oui, principalement parce que le mécénat institutionnalisé de l’Etat n’existait pas, il s’agissait d’un système privé de clientélisme, basé sur les constructions de pouvoirs de l’Ancien Régime. Par contre l’idée générale du mécénat comme échange de subventions contre le prestige de l’art est identique. Je pense toutefois que l’impact d’un spectacle sur le public au 17e siècle était beaucoup plus fort qu’aujourd’hui.

Qu’avez-vous appris de votre recherche ?
Je suis parvenue à identifier et attribuer pratiquement tous les manuscrits conservés dans la collection Chigi. J’ai également établi l’existence d’un réseau de mécénat féminin, inconnu jusqu’à présent autour de Maria Virginia Borghese et d’une poétesse italienne Maria Antonia Scalieri. Il est extrêmement difficile d’établir le rôle joué par les femmes à cette époque pour deux motifs : une exclusion de la femme de la scène publique pour des raisons morales et le fait que la femme n’avait pas d’existence légale dans le système romain et en conséquence n’avait pas de comptabilité propre.
Quels seront vos prochains projets musicologiques ?
J’écris actuellement un livre sur l’éloquence, l’art de l’acteur et les corps des chanteurs (castrats et prima donna) d’opéra italiens au XVIIe siècle. Je participe au projet PerformArt mentionné ci-dessus. Je dirige un projet de recherche sur l’introduction de l’opéra italien dans les pays scandinaves au XVIIIe et XIXe siècle basé sur des questions de migration, traduction, nationalisme et transfert culturel. Je travaille sur les costumes et la gestuelle baroque.
Je prépare l’édition critique d’Ipermestra de Francesco Cavalli. Je collabore également régulièrement avec des musiciens professionnels et différents conservatoires pour des recherches basées sur la performance (interprétation, gestuelle, édition critique). De part sa nature, ma spécialisation dans les recherches d’archives, les manuscrits musicaux et les questions de pratique d’exécution m’a toujours inspiré à transmettre le savoir par le biais de la performance.