En 2013, l’Electre de Patrice Chéreau avait fait grande impression au Festival lyrique d’Aix-en-Provence où il revenait, après six ans d’absence, pour présenter sa dernière mise en scène, sous la baguette d’Esa-Pekka Salonen. C’est cet ultime cadeau qu’il nous est donné de voir et entendre à nouveau, au Staatsoper de Berlin, avec une partie de la distribution d’origine, pour une incroyable soirée hommage, pleine d’émotion.
Malgré notre vocabulaire allemand limité, nous comprenons sans mal l’émotion qui étreint Jürgen Flimm, le directeur général du Staatsoper Berlin, pour qui Patrice Chéreau était « sans aucun doute le plus grand metteur en scène », au moment de lever le rideau sur cette reprise de la mythique version d’Elektra, cadeau qu’il adresse à la postérité. Y assister dans la capitale allemande trois ans après le choc que sa disparition nous a causé, c’est comme ancrer cette œuvre au Panthéon des adaptations de référence qui défient le temps et la mort.
Quel bonheur donc de retrouver la mise en scène de Patrice Chéreau, d’autant plus avec une telle distribution. Percutante, allant à l’essentiel, la proposition nous étourdit par le traitement en huis-clos du mythe d’Electre, si bien décrit par Sophocle. Ici, nous ne sommes ni tout à fait au théâtre, ni tout à fait à l’opéra. Les aspects quasi chorégraphiques de la direction d’acteurs en font une appropriation très personnelle, une approche originale, qui est très travaillée mais en même temps épurée. Rien de statique à l’horizon mais au contraire, une fluidité déconcertante aussi bien dans la gestuelle que dans le chant et la musique. Le trio féminin Elektra / Clytemnestre / Chrysothemis est celui de la version aixoise. Evelyn Herlitzius, impassible, le regard dans le vide, incarne parfaitement le rôle-titre, dans une détresse abyssale qui l’isole de tous. Il y a quelque chose du domaine de la rareté dans ce qu’elle nous offre. Telle une biche apeurée prise dans les phares d’une voiture, elle est prostrée dans tous les recoins du plateau et se montre tour à tour sauvage, combative, désespérée et fragile. Cela ne peut que nous bouleverser. Nourrissant son jeu d’actrice par de vibrantes émotions, elle laisse s’échapper de sublimes envolées lyriques qui nous arrachent des larmes tant sa douloureuse plainte nous atteint en plein cœur. Chrysothemis (fabuleuse Adrianne Pieczonka) et Clytesmnestre (envoûtante Waltraud Meier) redonnent quant à elles de la chaleur, de la vie et beaucoup d’humanité dans cette tragédie familiale. Le baryton Michael Volle, digne et authentique Oreste, ainsi que le ténor Stephan Rügamer, vigoureux Egisthe, complètent cette distribution de rêve.

© Monika Rittershaus
Daniel Barenboim, directeur musical du Staatsoper Berlin, qui a ouvert la saison de la Philharmonie de Paris avec Bruckner et Mozart, manque légèrement d’épaisseur dans sa manière d’aborder l’œuvre de Strauss, en comparaison de la grandiose maîtrise d’Esa-Pekka Salonen à Aix-en-Provence. Nous aurions apprécié un peu plus de fièvre ou d’attaques frénétiques sur certaines notes, mais cela ne porte en rien préjudice à l’ensemble qui nous submerge. Lui qui fut l’ami fidèle de Patrice Chéreau durant plus de trente ans et avec qui il monta Wozzeck à Berlin en 1994 ou encore Tristan et Isolde à la Scala en 2007, était sans doute impressionné de perpétrer l’esprit de celui qui fit l’admiration de tous. Cependant, chaque détail est traité avec raffinement, des costumes modernes imaginés par Caroline de Vivaise aux lumières délicates de Dominique Bruguière, en passant par la pureté de la scénographie de Richard Peduzzi constituée de hauts murs gris clair qui forment un écrin somptueux à la saisissante mise en scène. L’émotion, tantôt vive, tantôt à fleur de peau, s’installe et force notre empathie. Nous souffrons pour Elektra, nous éprouvons avec elle cette douleur viscérale qui la consume. En témoignent les chaleureux applaudissements qui clôturèrent ce soir de première, Patrice Chéreau a su faire de cette figure mythique une femme complexe, aussi bien moderne qu’antique, atemporelle et universelle, qui parle à chacun d’entre nous.
Nous ressortons du Staatsoper en larmes, profondément émus par cette soirée qui restera gravée pour toujours dans notre mémoire, avec l’envie irrésistible de déambuler dans les rues de Berlin, en cette douce nuit d’automne, afin de prolonger de quelques instants ce souvenir impérissable d’avoir pu assister à la plus belles des versions de l’opéra de Strauss. A sa mort, survenue le 7 octobre 2013, Patrice Chéreau laisse le monde cinématographique, théâtral et opératique orphelin d’un talent illimité mais preuve en est, trois ans plus tard, qu’il demeure éternel et nous laisse en testament des œuvres triomphales qu’il est toujours bouleversant de revoir.