Pour Métaclassique, David Christoffel nous invite à chercher comment les effets d’éloignement sont instaurés – par l’espacement des musiciens, par les contrastes de nuances, ou même les jeux harmoniques. Pour cela, deux invités : Muriel Joubert, et François-Xavier Féron.
Muriel Joubert est Professeure agrégée au département Musique et musicologie de l’Université Lumière Lyon 2, et François-Xavier Féron, Chargé de recherche au CNRS, au sein du laboratoire STMS (Sciences et technologies de la musique et du son) de l’Ircam. Ce dernier a consacré sa thèse de Doctorat aux illusions auditives et s’intéresse plus généralement à l’impact de l’acoustique et de la psycho-acoustique sur les pratiques musicales contemporaines.
Muriel Joubert, dans la pièce d’Ives, The Unanswered Question, de 1908, certains musiciens sont visibles (les quatre flûtistes), les autres non (une trompette solo et un ensemble à cordes). Cela ne se voit évidemment pas à l’écoute du disque, mais cela se perçoit, car le son des instruments situés hors-scène est filtré…
M. J. : Dans cette pièce, la trompette solo pose les questions, et les quatre flûtes, placées à un autre endroit de la scène, apportent certes des réponses, mais des réponses tonalement « à côté de la plaque ». Quant à l’orchestre, situé en-dehors de la scène, il métaphorise par ses tenues le bruit de l’univers. La « question sans réponse » du titre, c’est celle même de l’existence, qui se pose à chacun. Mais comme nous dit le poème auquel la pièce d’Ives se rapporte, chaque réponse est un mensonge.
L’éloignement a donc ici une fonction dramaturgique, pour signifier une déformation quasiment rhétorique. Il y a d’autres cas de musiciens hors-scène, par exemple quand Wagner place l’orchestre dans une fosse : celui-ci devient invisible au public, et cela idéalise la musique.
M. J. : Et à cette fonction symbolique s’ajoute chez Wagner un objectif pragmatique, celui de ne pas couvrir les voix.
Dans Tristan et Isolde, un cor anglais se trouve parfois sur scène, parfois en coulisse. Il est censé venir d’ailleurs ?
M. J. : Oui, au début de l’acte III, Tristan, blessé, est accompagné de son ami Kurwenal. Ils attendent la venue d’Isolde en bateau, le berger est chargé de les prévenir. On s’aperçoit qu’ici le son est important : il permet d’apprécier, d’évaluer l’espace. J’aime bien rappeler que, dans des temps très anciens, nous avions semble-t-il des oreilles dotées de muscles, qui nous permettaient d’orienter les pavillons. Par l’écoute, l’espace se révèle à nous de manière très puissante. Peut-être même davantage d’une certaine façon qu’avec la vision, dont la perception n’est pas toujours détaillée. Dans Tristan, le signal n’est pas lumineux, mais sonore, donné selon les scènes par les cors ou le cor anglais.
François-Xavier Féron, on voit que placer des instruments plus loin que les autres distribue l’espace, et oriente l’écoute.
F.-X. F. : En effet. Je me souviens d’une exécution de la 3e Symphonie de Mahler à Paris : j’avais oublié que, dans le troisième mouvement, il y a un cor postal hors-champ mais important dans la construction du mouvement. Le fait de ne pas voir sur scène la source de ce son lointain confère quelque chose de magique, d’énigmatique.
Au début des années 1840, on découvre l’effet Doppler. De quoi s’agit-il ?
F.-X. F. : C’est un phénomène physique qui affecte n’importe quelle onde, et pas seulement le son. Il a été découvert par le physicien autrichien Christian Andreas Doppler, qui travaillait alors sur les émissions lumineuses produites par les étoiles.
C’est le fait que la distance qui sépare l’observateur de son objet joue sur sa perception ?
F.-X. F. : C’est lié au déplacement relatif entre une source et un récepteur. L’effet Doppler se traduit par un décalage fréquentiel entre l’onde émise et l’onde observée, lorsque la distance entre la source émettrice de l’onde et le récepteur varie au cours du temps.
L’exemple parfait est celui de la voiture, dont le son glisse de l’aigu vers le grave en passant devant un observateur ?
F.-X. F. : Exactement. Car il y deux vitesses mises en jeu : la vitesse de propagation des ondes acoustiques, et la vitesse du véhicule. Mais si celui-ci se déplace trop lentement, l’effet Doppler ne sera pas perceptible.
On en trouve un exemple chez Gustav Mahler, c’est bien ça ?
F.-X. F. : Il y a un exemple remarquable à la fin du premier mouvement de la 2e Symphonie dite « Résurrection », dans laquelle Mahler semble simuler consciemment cet effet. Les trompettes opèrent un glissement d’un demi-ton entre mi et mi bémol en suivant le même profil dynamique : crescendo-decrescendo. Cela laisse penser que Mahler a ici cherché à imiter l’effet Doppler, que l’on pouvait déjà observer à cette époque avec le développement des chemins de fer.
Muriel Joubert, à défaut d’effet Doppler, comment crée-t-on du proche et du lointain dans la musique au XVIIIe siècle ?
M. J. : Grâce à l’écho, et ceci depuis longtemps. Cet effet, comme la réverbération, est révélateur d’espace. Mais il y a une différence de perception entre les deux. La réverbération donne une enveloppe au son. Quand elle dépasse 50 millisecondes, on obtient un écho : la source originale se répète distinctement. Les compositeurs l’ont utilisé.
[…] dans tout le répertoire jusqu’à aujourd’hui, les compositeurs ont utilisé le phénomène de l’écho comme effet d’éloignement […]
On peut penser, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, à Roland de Lassus et à sa pièce Eco, conçue pour ensemble de cuivres ou groupe choral. Il écrit un canon aux quatre voix, à distance de l’équivalent d’une « mesure » (il n’y a pas de mesures à l’époque), ce qui produit un effet d’écho et une impression d’éloignement. Ainsi, dans tout le répertoire jusqu’à aujourd’hui, les compositeurs ont utilisé le phénomène de l’écho comme effet d’éloignement, en fin de pièce notamment. Michael Levinas, par exemple, considère l’écho comme le premier modèle de la polyphonie.
Prenons l’exemple de Vivaldi. Dans un concerto, il va presque de soi qu’il y a des répétitions, la première occurrence étant forte et la seconde piano, comme s’il s’agissait de réverbération.
M. J. : Oui, à l’époque baroque, ère du concerto, il y avait des dialogues entre les groupes. Et comme nous l’avons déjà dit, cela vient entre autres de la Basilique Saint-Marc de Venise, avec ses deux tribunes. Dans les concertos de Vivaldi, on trouve ces effets-là, par exemple au début du n° 11 de l’opus 3 de L’Estro Armonico : les deux entrées du violon se situent à deux croches de différence uniquement, avec le même thème, ce qui produit quasiment un effet de réverbération.
Muriel Joubert, Michael Levinas s’intéresse-t-il à l’effet Doppler ?
M. J. : Oui, énormément, et il écrit parfois dans ses partitions « Doppler » ou « effet Doppler ». Il le mêle à l’effet d’écho. On l’entend dans certaines parties de Se briser, une pièce pour ensemble instrumental, où il fait sonner une harmonie en arpèges, qu’il fait jouer en écho désaccordé par d’autres instruments. C’est en cela que cela se rapproche de l’effet Doppler. Il trouve cela dans le son naturel du piano : quand on fait sonner le piano, si l’on écoute bien, on entend au bout d’un moment les sons donner l’impression de pleurer – c’est-à-dire que la hauteur baisse très légèrement. C’est ce que Levinas appelle les « larmes du son ». Dans sa pièce Les Désinences, pour piano et clavier électronique, il a voulu recréer ces « larmes de son », en utilisant un dérivé de ce couplage entre l’écho et l’effet Doppler. Il accorde les claviers dans des tempéraments différents, à un quart de ton d’écart, ce qui crée des battements, favorisant l’effet de pleurs.