En matière de composition musicale, les questions de réflexion sont-elles seulement des questions de manières ? Pour son émission Métaclassique intitulée “Réfléchir”, David Christoffel reçoit à ce sujet Nicolas Donin, qui a publié Un siècle d’écrits réflexifs sur la composition musicale. Anthologie d’auto-analyses, de Janáček à nos jours (Droz, 2019), avec pour lui donner la réplique, Catherine Perret, philosophe, psychanalyste, auteure de l’essai Les porteurs d’ombres. Mimésis et modernité (Belin, 2002).
Extraits tirés de l’émission Metaclassique
David Christoffel : Nicolas Donin, le terme d’« auto-analyse », présent dans le titre de votre livre, pourrait évoquer l’analyse musicale, au sens où en fait un musicologue. Mais il peut aussi faire penser à la psychanalyse. À partir de quand l’une des occurrences pourrait s’emboîter dans l’autre ?
N.D. : Peut-être au XXIe siècle ? En fait il y a un constant voisinage entre ces deux formes d’analyse – d’un côté l’analyse comme retour sur soi (par exemple psychanalytique), de l’autre, l’analyse musicale, discipline assez technique de description, réduction et réécriture des partitions. Or on imagine bien que si un artiste, en l’occurrence un compositeur, doit se livrer à une expertise technique de ce type, il ou elle va le faire avec un point de vue très engagé. S’il s’agit de le faire sur sa propre musique, on peut se demander ce qui va rester du geste inaugural de l’analyse musicale, qui est appropriation de l’œuvre d’autrui. Il y a là une sorte de paradoxe : l’analyse musicale technique tend à devenir impossible, tout comme la réflexivité sur ses propres processus créateurs. Dans cette anthologie, j’ai essayé de traquer les endroits où l’analyse musicale de soi-même a pu se développer. Et je me suis rendu compte qu’on a affaire à quelque chose comme de l’analyse au sens psychanalytique – ou en tout cas à quelque chose de plus général que la discipline technique qu’est l’analyse musicale.



En 2013, des chercheurs à l’Université de Montréal (Michel Duchesneau, Valérie Dufour et Marie-Hélène Benoît-Otis) avaient publié le volume Écrits de compositeurs. Une autorité en questions (Vrin), qui montrait déjà que le compositeur qui s’auto-ausculte ne donne pas forcément d’explications, car il est déjà très occupé à souligner ce que l’œuvre n’a pas pu faire.
N.D. : Il y a une phrase assassine de Pierre Boulez dans les années 1960, dans sa correspondance avec Suzanne Tézenas. Ils travaillent sur la programmation des concerts du Domaine musical, et il lui écrit, en substance, « maintenant on arrête les notes de programme, car ce sont les cimetières d’idées qui n’ont pas été réalisées » – je ne me rappelle pas la formulation exacte. Ces notes de programme étaient l’endroit où le compositeur projetait, adressait à ses auditeurs futurs, l’œuvre qu’il aurait voulu faire. Son discours était pris dans une intention, pas forcément dans une réalisation. Parfois, je ne suis pas loin de partager ce diagnostic-là. Ce qui peut placer les musicologues sur des chemins difficiles, pour comprendre le processus créateur par exemple, c’est de prendre pour argent comptant les déclarations des musiciens sur leur travail.
Pourrait-on imaginer, Catherine Perret, des configurations assez tendues, où le créateur qui commande sa création peut aussi chercher à conjurer ses mauvaises habitudes de confection ?
C.P. : Oui, on observe cette hésitation devant la répétition, qui est un peu le moteur involontaire de l’acte créatif. Et effectivement, je crois que ce moment du doute est très important dans le processus créatif.
Cela signifie qu’il ne faut pas trop en dire, car il y a potentiellement un danger à expliciter des œuvres ayant besoin d’une structure latente pour tenir ?
C.P. : Disons que c’était un peu la politique de Duchamp – le fameux « silence de Marcel Duchamp » –, qui s’est bien gardé de dire précisément quels avaient été les process de création de ses œuvres, tout en commentant de manière très analytique, comme le disait Nicolas Donin, les principes de ces processus.
Toute l’énergie que l’on met à réfléchir sur sa pratique, c’est forcément de l’énergie perdue pour la pratique elle-même, Catherine Perret ?
C.P. : Je pense au contraire que toute l’énergie qui est investie dans la pratique est comme une réserve, qui pourra finalement exploser, avec certain délai, dans l’œuvre elle-même.
Nicolas Donin, dans le volume que vous avez coordonné, Rémy Campos présente ainsi les entretiens d’Arthur Honegger avec le critique et journaliste Bernard Gavoty, intitulés Je suis compositeur : « La situation d’interview qui aurait pu jouer le rôle de stimulant à l’introspection s’avère dans la plupart des cas une machine à cultiver des lieux communs véhiculés par les journalistes, et dont il faut bien dire que les créateurs eux-mêmes se contentaient souvent. » Cela veut dire que quand on est le représentant de soi-même, on se situe à un niveau de généralité qui ne peut qu’échouer ?
N.D. : Tandis que j’écoutais votre question, j’étais en train de penser que nous allions commenter une interview passée, tout en en pratiquant une nous-mêmes. Faisons donc du « méta » ! Je ne suis pas en train de vous dire des choses que j’avais totalement préparées. Mais il est évident aussi que j’ai des idées ou messages à faire passer et qu’il y a des chemins que j’ai tendance à emprunter. Et d’autres que je ne vois pas venir. Car nous ne sommes pas des machines et je ne connais pas vos questions. Concernant cet entretien entre Honegger et Gavoty, je suis globalement d’accord avec Rémy Campos, compte tenu de ce que le « lieu commun », pour lui, n’est pas forcément une chose négative. Mais je trouve que Rémy ne rend pas totalement justice au fait qu’il y a dans ce texte des choses qui affleurent, qu’Honegger n’aurait pu dire ailleurs.
Nicolas Donin, vous publiez dans votre livre des pages d’un journal rédigé par Pierre Schaeffer en 1948, journal qui accompagne ses premières expérimentations, fondatrices de ce qu’il appelle la musique concrète. C’est l’élaboration intellectuelle de ce qui est à la fois une théorie musicale et une théorie de l’écoute, qui vont poser les fondations d’une esthétique.
N.D. : Ce texte est un peu particulier au sein du volume. Je m’étais donné la règle d’inclure des textes qui n’étaient pas accessibles en langue française. Celui-ci, « Journal de la musique concrète », est accessible dans un livre majeur de Schaeffer, À la recherche de la musique concrète (1952). Le geste fort de Schaeffer, dans ce livre, sera d’associer des parties « journal », où le lecteur suit un tâtonnement empirique qui produit des étincelles, et des parties théoriques qui préfigurent le Traité des objets musicaux. Mais nous avons republié le journal dans sa première version, celle publiée dans la revue Polyphonie en 1950, dont la version de 1952 diffère un peu. Même si ces différences sont limitées, elles méritaient d’être discutées.



J’étais content aussi qu’un texte apparemment si familier puisse trouver sa place ici sous une forme autre. Il est amusant de voir que dans la version finale de ce journal, Schaeffer change des dates. Car il a besoin de nous faire comprendre, de façon presque didactique, cette logique du tâtonnement, cette espèce de priméité de la rencontre technique entre une personne et un environnement (celui du studio), avec la place des ratés, des surprises, etc. Ce texte pose donc la question : qu’est-ce qui était le plus originaire chez Schaeffer dans cette pratique-là ? Le seul indice que l’on possède, quant au fait qu’il y a fabrication de la surprise et de l’empirisme, ce sont ces petites modifications entre les deux versions de ce texte.
En 1979, Georges Aperghis fait le point de la situation, et on a là un style elliptique, ou volontiers heurté : « Gagner le silence. L’orchestre à tordre. Allergie à la sonorité des instruments dans les mesures abstraites. Les bruits de l’orchestre tordus. Attention à la systématisation. » Poser des principes, c’est ouvrir la question d’en dévier ?
N.D. : (rires) Ce texte-là est effectivement un peu unique en son genre au sein de cette anthologie. Il est composite – ce que je n’ai pas dit dans l’introduction, mais un ami me l’a fait remarquer une fois le livre paru. Il commence en effet comme un texte de Schoenberg (dans lequel ce dernier énumère des catégories d’écriture musicale), qu’Aperghis recopie mais complète. En même temps, il y a cette qualité aphoristique, où il suffit effectivement d’avoir dit une chose pour être en mesure d’en dévier. En cela, ce texte est un peu sur une crête. On voit quelqu’un qui est arrivé à un certain point, et qui se met face à ses propres goûts et dégoûts, pour les assumer et passer à autre chose, probablement.
C’est-à-dire que la réflexion de l’artiste sur sa pratique intègre son œuvre.
C.P. : En tout cas, ce texte d’Aperghis, je trouve, appartient aussi stylistiquement à une époque, avec un côté un peu pérecquien. Il est frappant car on voit bien qu’il n’y a pas de processus artistique sans choix, et que le moment du choix est presque le plus décisif. Est-ce qu’on va prendre un bleu ou un vert ? Qu’est-ce qu’on fait pour commencer ? « Faire c’est choisir », comme disait Duchamp.
Aujourd’hui, un compositeur peut toujours tenir un journal, mais il est presque obligé, étant donné là où il se trouve, d’écrire ses intentions. C’est nouveau, cette tendance ?
C.P. : Oui, on sait bien, depuis les accords de Bologne et la structuration de l’enseignement supérieur, que les écoles d’art, en arts plastiques ou en musique, ont été invitées à s’inscrire dans ce processus de construction d’une « recherche en art ». Les universités ont elles-mêmes désiré – pour leur faire concurrence ou pour les imiter ? – construire des cursus destinés à des artistes qui voudraient faire des thèses de « création », de « recherche création », de « recherche action ». Il y a l’idée que le jeune artiste désireux d’avoir une thèse (ce qui maintenant est absolument nécessaire pour obtenir un poste en école d’art) doit produire un travail qui est à la fois un travail artistique, et en même temps une sorte de commentaire de ce travail. Ce qui n’est pas sans poser maints problèmes…
Mettre des modalités de validation de la réflexion sur l’art, qui sont celles de l’université ou de l’institution, c’est forcément formater cette réflexion, Catherine Perret ?
C.P. : Oui, à mon avis, si l’on continue dans ce sens, on va vers un assèchement presque inéluctable de la création. Les jeunes artistes sont obligés d’en passer par-là, il est donc d’autant plus précieux de produire des catégories comme celle de l’auto-analyse, pour leur donner les moyens d’un dégagement, et aussi d’une légitimité dans le champ du discours partagé. L’académisation du champ de l’art est un danger très fort et réel.
(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)