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A quoi pourrait ressembler la bande-son de la situation écologique dans laquelle nous nous trouvons ?

De la catastrophe écologique en musique

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Pour essayer de définir à quoi pourrait ressembler la bande-son de la situation écologique dans laquelle nous nous trouvons, David Christoffel avait reçu, pour son émission Métaclassique intitulée « Atterrir », le sociologue, anthropologue et philosophe Bruno Latour, et le sociologue de la musique Antoine Hennion. Extraits.

 

 

Extraits tirés de l’émission Metaclassique

Le musicologue J. Marshall Bevil a montré que les musiciens du Titanic, tandis que le naufrage était assuré, ont joué une valse, Songe d’été. Pendant ce temps-là, « les classes dirigeantes s’appropriaient les canots de sauvetage », écrivez-vous dans Où atterrir. Était-ce une musique « analgésique », visant à atténuer les souffrances ressenties devant le drame imminent ? Plus généralement, quel rapport peut-on entretenir avec la musique, quand le monde sombre ?

B.L. : Je ne sais pas comment ces musiciens ont fait pour avoir le courage de jouer… Mais je suis embarrassé pour vous répondre car, si j’ai plusieurs cordes à mon arc, la musique n’est pas l’une d’elles. J’ai juste cherché à intéresser les gens à la question de savoir quelle serait la forme de la musique ajustée, non pas à l’effondrement, car je n’y crois pas trop, mais à une espèce de révolution cosmologique dans laquelle nous nous trouvons. Une idée extrêmement vague… C’est clairement un problème de tonalité. C’est la traduction sonore de la question métaphysique, si l’on est sur terre et non dans la nature : « Ça sonne comment ? » Je vois le problème, mais pas la solution.

On va y réfléchir au cours de cette émission ! Antoine Hennion, vous êtes sociologue de la musique, et compagnon de route scientifique de Bruno Latour. Je me suis dit que votre réunion pourrait permettre de faire avancer cette question : que pourrait être une musique d’« atterrissage » ? Un problème pointe déjà : une musique représentant une cosmologie en bascule ne serait-elle pas, déjà, trop « représentative », pour être satisfaisante ?

A. H. : Oui, car la musique a beaucoup accompagné les mouvements politiques, mais sous des formes déplacées par rapport à la situation présente. Cette valse du Titanic est un mélange entre un chant funèbre et, chez ceux qui la jouent, une façon de se dresser fièrement face à la mort, comme des condamnés qui se mettraient à chanter La Marseillaise avant d’être fusillés. Dans notre situation, on ne voit pas les menaces. C’est plutôt un changement de façon de se situer. Or la musique joue beaucoup sur l’espace. Dire des ambiances, esthétiques, politiques, religieuses, avant que les choses ne soient dessinées, je pense qu’un bon créateur peut le faire.

Se rendre sensible à ce qui se passe, c’est ce que les musiques ont beaucoup fait, souvent sans s’en apercevoir.

En tout cas je suis sensible à l’idée qu’indépendamment des raisonnements philosophiques et des slogans politiques, ce qui manque, c’est une prise en charge esthétique, au sens le plus fort, de ces situations incertaines. Pour le moment, il y a une espèce d’absence de sensibilité. On dit aux gens, « attention le climat se dégrade, vous allez mourir dans cinquante ans », mais ça mobilise très peu. Se rendre sensible à ce qui se passe, c’est ce que les musiques ont beaucoup fait, souvent sans s’en apercevoir. Le rock, par exemple, était en avance sur les mouvements de la jeunesse, et sur la reformulation des questions politiques. Et les politiciens traditionnels étaient en désarroi devant cette adolescence qui disait « nous sommes là pour ce que nous sommes ».

La passion musicale, un ouvrage d'Antoine Hennion
La passion musicale, un ouvrage d’Antoine Hennion, invité de Métaclassique

Bruno Latour, avec Falveti, on est dans la période de l’histoire que vous visez dans votre essai Nous n’avons jamais été modernes (La Découverte, 1991), où une objectivation de la nature délie les sciences des faits. Comment cela résonne-t-il avec la passion musicale ?

B.L. : Cette division a toujours été essayée et a toujours échoué. Elle a toujours été annulée, en quelque sorte, par les inventions des scientifiques autant que des artistes. Les romantiques allemands en sont un parfait exemple. La question qu’il faudrait se poser, si j’écoute ce que dit Antoine, c’est : « Existe-t-il une différence claire de cette musique qui part dans le cosmos au lieu de rester dans l’enceinte de la Terre ? » L’autre question qui peut se poser, c’est : « Est-ce que dans Le Sacre, c’est précisément l’animal, le sauvage, le brutal, l’ethnique, etc., qui est chargé de représenter la nature ? » Le problème, c’est celui de la différence entre des sons associés à la nature, par opposition à ceux qui seraient associés à la partie technique – on retrouverait la division dont vous parliez tout à l’heure. Il serait possible d’imaginer une musique qui fasse le lien. Si l’on connaît le répertoire, on doit pouvoir reconnaître les auteurs écologistes. Il y a en musique le même problème que dans toute cette littérature assez ennuyeuse, il faut le reconnaître, sur les arbres, les champignons, etc., où ceux-ci sont chargés de remplir le rôle de la nature sauvage, bonne, maternelle – un tas de clichés. Il y en a d’excellente aussi, où l’on apprend à devenir arbre ou champignon. Les bons auteurs en littérature, et ce doit être la même chose en musique, sont ceux qui n’associent pas la question de la nature avec des clichés sur le naturalisme ou sur le bruit que ferait la nature sauvage.

A. H. : On voit bien quels sont les deux pièges : à la fois la nature au sens des bruits de la forêt, etc., et puis le calcul. C’est pour ça que je citais Stravinsky, il est perpendiculaire : à la fois très moderne, mais pas moderne car modal – et pas au sens d’un retour au Moyen-âge ! Si on admet cette définition de l’art dans laquelle le créateur dit ce qui se passe avant les autres, il est précurseur d’une autre approche, qui n’a pas été très suivie. Puis il y a eu les calculateurs d’un côté, qui ont gagné, et les naturalistes de l’autre. Mais il ne faut pas nous faire avoir par l’idée de « créateur ». Il faut plutôt chercher du côté de l’expérience musicale, du rapport différent à la musique. Dans mes hypothèses un peu naïve, il y a le fait que c’est un art plus sensuel, sensible et sensoriel que d’autres.

Où atterrir, de Bruno Latour
Où atterrir, livre de Bruno Latour

Mais un art trompeur aussi ?

A. H. : Tromper, ce n’est pas gênant. Exprimer par un leurre quelque chose de plus vrai que la vérité, c’est très bien. Ne faudrait-il pas réinventer les scènes dans lesquelles on a « fait musique » ? Les bons musicologues, pas si nombreux, ont montré qu’on avait oublié de faire l’histoire des lieux et des espaces dans lesquels on a fait de la musique. L’invention du concert (cette idée de payer pour aller dans un endroit où l’on ne fait qu’écouter de la musique) est incroyablement tardive, c’est fin XIXe. Retrouver des espaces, d’autres musiques l’ont fait plus facilement. Le rock, la techno… L’invention ne se trouve pas seulement dans le son, elle est aussi dans la façon même de vivre avec d’autres dans une ambiance musicale ou sonore. L’avantage du concert, ça fait partie du mot, c’est d’être ensemble autour d’un objet qui ne donne pas beaucoup de prise, qui est difficile à interpréter, par rapport à un tableau par exemple. C’est le mystère de la musique, qui se fonde en général beaucoup sur la répétition, présente depuis les origines. Quand la répétition est devenue musique, c’est ça qu’on a travaillé : des espaces-temps, dans lesquels on joue, aussi bien que la forme musicale. Le fait d’avoir des lieux attribués à la musique, ça a été la grande invention, qui est allée dans le sens d’une autonomie des différents domaines. Comment prendre au sérieux, mais pas de façon « plombante », ces menaces qui pèsent sur nous ? En travaillant aussi avec d’autres que les humains à nous créer des ambiances collectives, et le formuler en musique. Il y a la place pour une réinvention de nos façons de « faire musique » ensemble, qui tienne compte de cette façon d’appartenir à un collectif hétérogène. Il faut faire musique aussi avec les animaux, les plantes, sans imiter comme un scientifique, ni transformer en schémas et en connaissances externes. Bien sûr, c’est facile à dire…

 

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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