Dans cette émission Metaclassique, David Christoffel explore les palindromes musicaux, de Machaut jusqu’à Pierre Boulez, en passant par Mozart, Bach ou Haydn avec le compositeur et auditeur du Collège de Pataphysique Emmanuel Ducreux, le compositeur et fondateur de l’Ousonmupo Patrick Lenfant et le compositeur Denis Lorrain.
La ville de Laval (L, A, V, A, L), peut se dire dans les deux sens. La date du 2 février 2020 (02.02/2020) peut se lire et s’écrire dans les deux sens. Ou alors, la petite mélodie Do Ré Mi Ré Do pourrait se jouer dans l’autre sens… Les palindromes les plus spectaculaires sont les palindromes poétiques. En musique, il faut commencer par distinguer les renversements et les rétrogrades, mais aussi viser les différents paramètres du son sur lesquels les compositeurs peuvent opérer des symétries plus ou moins sensibles à l’écoute.
Emmanuel Ducreux, pour faire la différence immédiatement, faut-il parler de « rétrograde » ou de « renversement » ?
E.D. : C’est ambigu. En musique on parle souvent de « miroir », sans préciser s’il s’agit d’un miroir horizontal, c’est-à-dire techniquement d’un mouvement contraire (autrement dit une inversion, un renversement du sens des intervalles) ou de miroir vertical, c’est-à-dire d’un miroir dans le temps, qui correspond à la lecture en rétrograde (de droite à gauche) du texte musical. Si l’on fait une analogie avec la géométrie élémentaire, on a deux axes de symétrie : l’axe horizontal est celui du mouvement contraire, l’axe vertical est celui du mouvement rétrograde.
Patrick Lefant, faisons une analogie avec la littérature. Car comme fondateur de l’Ousonmupo, vous fréquentez davantage que nous les Oulipiens, qui font des palindromes littéraires horizontaux…
P.L. : Oui, mais de natures différentes. Il y a le palindrome de lettres, où l’on retrouve les lettres à l’envers, il y a le palindrome de syllabes et le palindrome de mots. C’est toujours le même principe, mais les éléments considérés sont différents, du plus petit, la lettre, au plus grand, le mot.
En musique aussi, on peut jouer de renversements qui ne sont pas forcément que des renversements de notes ?
E.D. : Oui, mais je n’ai pas en tête d’exemple de renversements de thèmes. Encore que… Dans le cadre d’une sonate, on peut imaginer que le deuxième thème réapparaisse avant le premier. On aurait alors l’équivalent musical d’un palindrome de phrases.
Il y a un palindrome célèbre dans L’Offrande musicale. Et on dirait que Jean-Sébastien Bach fait tout pour qu’on l’entende.
E.D. : C’est en effet une pièce très courte, l’un des « canons énigmatiques » de L’Offrande musicale, qui est constituée essentiellement de trois pièces majeures : un Ricercar à trois voix, qui aurait été improvisé par Bach devant Frédéric II, un Ricercar à six voix, écrit plus tard, et la Sonate en trio de quatre mouvements. On trouve donc aussi un certain nombre de canons, dont l’un est un canon rétrograde, ce qui à ma connaissance n’a pas d’équivalent chez Bach. Celui-ci trouve le moyen de faire entendre la rétrogradation par une formule musicale relativement facile à repérer, dans un sens comme dans l’autre.
La pièce dure un peu plus d’une minute, mais sa deuxième partie est la réplique inversée des trente premières secondes.
E.D. : C’est exactement ça. Mais la partition tient sur une seule ligne, et Bach ne précise pas qu’il faut la jouer deux fois. C’est ce que l’on appelle à l’époque un « canon énigmatique » : c’est à l’interprète de réaliser ce qui est indiqué sur une seule ligne, avec une clé de sol dans un sens au début du morceau, et une clé de sol dans l’autre sens à la fin du morceau. Le compositeur confie ainsi à l’interprète le soin de deviner comment les deux voix se combinent.
C’est donc une symétrie verticale, dans le temps, et non pas horizontale, concernant les intervalles ?
E.D. : Oui, c’est une symétrie centrale, temporelle, mais aussi une symétrie au niveau du geste. La main droite commence par le thème de L’Offrande musicale, et la main gauche par une sorte de diminution de ce thème. Et au moment de l’axe vertical, les deux mains inversent ce qui est joué. C’est donc aussi une inversion du geste des mains, qui n’est pas vraiment audible. C’est tactile… presque sensuel !
P.L. : C’est étonnant. Les oulipiens pourraient parler de « notation moderne par anticipation » ! Car il y a là un jeu sur la notation, proche de ce que certains compositeurs font dans les années 1970, où l’on peut interpréter, construire librement une version de l’œuvre à partir de la proposition notée. Chez Bach, retourner la partition, c’est déjà un jeu, non sur l’écriture, mais sur la notation, les clefs de sol étant diamétralement opposées. Il fallait y penser ! Cela dépasse l’idée même de travail contrapuntique.
On vient de parler de symétrie… En musique, Denis Lorrain, le palindrome n’est-il plus que symétrie ?
D.L. : Pas forcément, mais le mot clé est bien celui de « symétrie ». On a tendance à organiser son environnement, quand on compose comme dans la vie courante. L’une des façons de faire cela, c’est de répéter. Le retour du même est toujours rassurant. Or, le même en ordre inverse nous amène tout droit au palindrome.
Le renversement n’est-il finalement qu’une des modalités de la répétition ?
D.L. : À mon avis, oui. Si on se place devant une façade de château, par exemple, on a un élément central, et de part et d’autre, des ailes souvent symétriques, qui sont à l’envers l’une par rapport à l’autre. C’est un palindrome. Il y a des palindromes de mots, de lettres, de sons, ou d’objets quelconques, disposés dans l’espace ou dans le temps.
Mais est-ce qu’une telle symétrie n’est pas plus facile à voir qu’à entendre ?
D.L. : Probablement, et c’est peut-être un biais des compositeurs occidentaux depuis toujours : ils ont tendance à élaborer des structures abstraites qu’on n’entendra pas forcément. Il y a beaucoup d’exemples classiques de symétries, éventuellement palindromiques, ou de canons cancrizan, c’est-à-dire en rétrograde, ou simultanés, ou en séquence, ou situés après l’exposition, qui ne sont pas perceptibles à la première audition, en tout cas pour une personne qui n’est pas initiée.
Emmanuel Ducreux, on a vu que l’on pouvait faire des symétries avec des notes, des intervalles, des durées, des rythmes. On peut aussi jouer avec les lettres auxquelles renvoient les notes, et envoyer un message crypté. C’est ce qu’a fait Alban Berg dans sa Suite lyrique avec ses propres initiales A et B, qui correspondent aux notes La et Si bémol, et les initiales de celle dont il était secrètement amoureux, H et F, pour Hanna Fuchs, qui correspondent à Si naturel et Fa.
E.D. : À la mort de la femme de Berg, Hélène, on a découvert une partition annotée d’Alban Berg, qu’il avait offerte à sa maîtresse Hannah, partition contenant l’ensemble des différents cryptages de l’œuvre.
Ce cryptage était donc tout à fait volontaire…
E.D. : De toute évidence. On peut comprendre pourquoi Hélène n’a pas voulu que cela soit diffusé de son vivant.
Emmanuel Ducreux, dites-nous ce qu’est cette Symphonie n° 47 de Haydn, que l’on appelle la symphonie « le palindrome » ?
E.D. : On l’appelle ainsi à cause de son troisième mouvement, écrit reverso. Haydn n’écrit, en tout cas dans la partition originale, que la moitié de la musique. Il s’agit ensuite pour le chef de réécrire le tout. Les éditions modernes proposent bien sûr une réécriture complète du mouvement. Ce qui est intéressant, c’est que le menuet et le trio sont eux-mêmes réversibles. On a le même cas de figure qu’avec Bach, dont on parlait plus tôt : la forme menuet-trio reprend le menuet, ce qui est en soi une forme symétrique. Mais là, Haydn pousse l’idée jusqu’au bout : le menuet est reverso, on entend donc une première partie et son mouvement rétrograde, puis le trio est lui-même rétrogradé, et on reprend le menuet, lui aussi rétrogradé. On a donc une mise en abyme, et si l’on peut dire, même si le terme n’a pas de sens à l’époque, une conception fractale de musique.