Dix ans ! C’est le temps qu’a duré la Guerre de Troie et celui qu’a mis Ulysse pour rentrer chez lui. Cependant, ici, nulle trace du héros de la mythologie grecque, c’est la durée d’attente qui s’est écoulée pour que la production d’Iphigénie en Tauride, initiée en 2006 par Gérard Mortier (à qui Stéphane Lissner dédie cette série de représentations) ne revienne en son sein, au Palais Garnier, dans la mise en scène controversée mais pertinente et cohérente de Krzysztof Warlikowski sur une musique signée Christoph Willibald Gluck.
En 2006, le polonais Krzysztof Warlikowski met en scène son premier opéra en s’emparant de l’œuvre de Gluck. Exit le temple de Diane ou les rivages de l’exil puisque la transposition qu’il propose se fait dans une maison de retraite où Iphigénie, hantée par son passé, se souvient. Il n’en fallait pas moins pour qu’une partie du public parisien s’insurge contre une telle mise en scène, jugée brouillonne et peu convaincante. Dix ans plus tard, les quelques huées se mêlent aux bravi au moment des saluts du metteur en scène, humble et discret, divisant une nouvelle fois les spectateurs sur la question de l’esthétique scénique de celui qui s’est confronté récemment au théâtre à La recherche du temps perdu de Marcel Proust mais semblant prendre une revanche avec la reconnaissance de son talent novateur et intelligible.



Pendant l’installation du public, un miroir nous renvoie notre propre reflet au milieu du faste des dorures du Palais Garnier. Cette image, c’est comme si le passé revenait face à nous pour nous questionner. Au centre, les protagonistes nous observent, comme on jette un regard sur sa vie avec le recul des années. Cette réflexion prend fin quand s’élèvent les premières notes de Gluck, cédant alors la place à un défilé de vieilles dames, prisonnières d’une maison de retraite et d’une mémoire semblable à une cage. Elles donnent vie à une horde de prêtresses avec lesquelles Iphigénie prie et se lamente pour que cesse la tempête. Ici, tel le fil d’Ariane, la tragédie lyrique déambule dans le labyrinthe de la mémoire d’Iphigénie, dédoublée physiquement dans le temps et l’espace, pour évoquer cet épisode de sa vie. Les émotions affluent et engendrent une identification universelle dans une mise en scène intelligente qui prend tout son sens et va même au-delà du mythe en nous renvoyant notre propre image.
Du point de vue vocal, Véronique Gens incarne le rôle titre avec sensibilité et profondeur. Elle parvient à nous donner des frissons d’émotion à plusieurs reprises. Son souffle dramatique nous touche. Elle arpente la large palette de la douleur avec humilité et précision, sans jamais tomber dans l’excès. La tristesse, teintée de souffrance, ne quitte jamais ses yeux de biche apeurée dans lesquels nous nous noyons avec facilité. Tout en elle nous bouleverse. Il en est de même pour le ténor Stanislas de Barbeyrac, puissant Pylade, dont les variations du timbre vocal recherchent constamment la justesse, aussi bien dans les parties piano que forte. De plus, il offre un très beau jeu d’acteur, au point de devenir saisissant par exemple lorsque Iphigénie le condamne à la mort. Etienne Dupuis est quant à lui un étonnant Oreste, équation parfaite entre la force et la douceur, la fragilité et l’émotivité. Ils nous offrent tous deux un magnifique duo, du fond du parterre, se retirant de Tauride pour un moment d’une rare beauté. Pour compléter le quatuor principal, Thomas Johannes Mayer, repéré en 2015 à l’Opéra national de Paris où il faisait ses débuts dans le Moïse et Aaron de Schönberg mis en scène par Romeo Castellucci, incarne l’inflexible Thoas, peut-être avec un peu trop de retenue mais pleinement dans son personnage tyrannique et menaçant, cloué sur un fauteuil roulant telle une malédiction vengeresse de sa dureté.



© Guergana Damianova / OnP
Dans la fosse, Bertrand de Billy sublime la partition contrastée et très irrégulière de Gluck pour la mettre en adéquation avec la production scénique, usant de précision et de douceur et donnant à l’ensemble un côté intimiste et bouleversant que l’on n’attendait pas forcément. La transposition d’Iphigénie en Tauride à deux âges différents de sa vie fonctionne parfaitement même si elle est décriée depuis une décennie. Bien que troublante, la mise en scène possède un caractère intelligible qui éclaire la tragédie d’un regard différent avec passion et pertinence. La proposition de Krzysztof Warlikowski est tout simplement magnifique et enthousiasmante pour quiconque accepte de se laisser porter et surprendre par l’émotion nouvelle apportée par l’audace du metteur en scène polonais.