L’Opéra de Paris propose jusqu’au 23 décembre une soirée inédite qui juxtapose la Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni, considérée comme le manifeste de l’opéra vériste, et la Sancta Susanna de Paul Hindemith, chef d’œuvre de la musique expressionniste, jamais encore donné à Paris. Opposition de styles mais récurrence des thèmes. C’est le désir, ses délices, ses ravages, sa répression et sa sublimation qui est ici chanté. Sur tous les tons.
Parodions la sagesse populaire ! « Faire et refaire, c’est toujours travailler ». A l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner refait son travail de la Scala de Milan, la maison qu’il dirigeait précédemment. Mais refaire, n’est pas répéter. Stéphane Lissner polit donc et repolit, comme le recommandait Boileau. « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse, et le repolissez, ajoutez quelquefois, et souvent effacez. C’est ainsi que de la production confiée au metteur en scène Mario Martone en 2011 à Milan, du diptyque vériste Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni – Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, association qui doit tout à la tradition et rien à la nécessité – à eux deux, ces opéras quasi-contemporains l’un de l’autre, d’un peu plus d’une heure chacun font une soirée homogène de durée convenable, c’est tout -, Stéphane Lissner a gardé Martone et la Cavalleria, mais a purement et simplement effacé Pagliacci. Et puisqu’il faut « ajouter quelquefois », il a donc adjoint à cette chevalerie rustique sicilienne composée en 1890, la Sancta Susanna de Paul Hindeminth, un cri expressionniste lancé à la face des conservatismes et des hypocrisies en 1922, c’est à dire une guerre mondiale et quelques révolutions politiques et artistiques plus loin, permettant à cette damnée Sainte Suzanne de faire (enfin) son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris.
Le suspense – et l’intérêt – de la soirée tient donc pour beaucoup à cette embardée hors des sentiers battus, à cette association inédite, à cet enchaînement improbable. Et le spectateur perplexe cherche d’abord assez légitimement ce qui pourrait servir de trait d’union ou de fil rouge salutaire et réconfortant à ce grand écart dramatique et lyrique. La réponse est vite servie sur un plateau entièrement nu où chaque chanteur arrive avec sa chaise et la place méticuleusement sur les repères (c’est long et un tantinet fastidieux !). Le chœur entonne cet hymne au printemps : « Voici le temps venu où en chacun murmure le tendre chant qui redouble les battements du cœur ». Une heure plus tard les nonnes de Sancta Susanna salueront à leur tour mais à la manière plus brutale et plus imprévisible d’Hindemith l’effervescence printanière : « – Le grand buisson de lilas, sens-tu ses fleurs ?… Je le ferai arracher demain s’il te dérange. – Il ne dérange pas… il fleurit ! »
Donc le printemps, le réveil de la nature et des sens, la sauvagerie du désir et sa confrontation –meurtrière dans les deux cas – aux convenances sociales dans Cavalleria, à la règle religieuse de chasteté dans Sancta Susanna. Le principe de plaisir contre le principe de réalité, eût aisément diagnostiqué Sigmund Freud. « La sensualité païenne à l’épreuve du sacré », résume Mario Martone qui reconnait s’être fortement inspiré des primitifs italiens (Giotto en tête), dont ce fut la grande audace picturale de donner vie, donc sens, aux personnages d’une iconographie religieuse jusque-là figée par les canons stricts de l’art byzantin.
Pour nous mettre au plus vite sur la bonne voie, ou le bon chemin, un crucifix descend d’ailleurs très tôt des cintres. Il y en aura tout au long de la soirée, de toutes les tailles et dans toutes les postures.
Dans Cavalleria Rusticana, c’est Pâques au village. Les choristes-paroissiens font rapidement demi-tour sur et avec leur chaise pour assister à la messe. Le temps de l’office sera peu ou prou le temps de l’opéra. Et c’est à l’avant-scène, sur le parvis de cette église sans mur, que se joue et se dénoue ce drame de l’amour et de la jalousie. Santuzza (Elina Garanca), trouble-fête, cherche partout son mari découcheur, Turiddu qu’elle soupçonne d’infidélité. Mamma Lucia (Elena Zaremba), sa belle-mère ne sait pas où est son fils, ou préfère ne pas savoir, mais ne peut échapper à la complainte de sa bru délaissée. « Turridu et Lola s’aiment. Et moi je pleure »… « Io son dannata ! » Le mezzo plein, délicat dans la souffrance, puissant dans la passion, parfaitement couvert sur toute la tessiture, de la Lettone Elina Garanca fait merveille dans cet air célèbre. Mais elle ne s’attire qu’une réplique sèche de Lucia qui, en bonne Mamma sicilienne, ne peut accabler son fils, ne veut pas d’ennuis, et s’en remet évidemment à la Vierge Marie. « Que viens-tu nous raconter en ce jour saint ? » Concision qui n’empêche pas la voix d’Elena Zaremba, de donner elle aussi sa pleine mesure. Son mezzo tient la baraque. Sa gravité est de mauvais augure.
Arrive en effet, Turridu (Yonghoon Lee) la bouche en cœur, frais comme un gardon, détendu et sûr de lui comme un homme qui a peu dormi et beaucoup fait l’amour. Santuzza l’accable de reproches. Il nie faiblement et s’emporte : « Je n’ai pas à être l’otage de ton absurde jalousie.» Elle, implorante et magnanime : « Bats-moi, insulte moi. Je t’aime et te pardonne. Mais mon angoisse est trop forte ». Combative aussi : « Je n’ai pas peur de ta colère ». Elle l’embrasse. Il la rejette. Elle se fâche : « Sois maudit, parjure ! » Le duo serait bouleversant si le ténor coréen, par ailleurs clair et brillant, consentait à un chant et un jeu plus nuancé. Mais il est raide, tout d’un bloc, surlignant ses répliques de grands gestes téléphonés, à l’ancienne, du temps où les metteurs en scène n’intégraient guère la direction d’acteurs dans leur cahier des charges. Mario Martone l’a-t-il négligée, ou est-il tombé sur un os ?
Humiliée, Santuzza, n’est pas à bout de ressources. Elle informe Alfio (Vitaliy Bilyy) , le charretier fier de l’être, par ailleurs mari de sa rivale, la belle Lola (Antoinette Dennefeld) des turpitudes de leurs conjoints respectifs. Un charretier cocu ? Impensable. L’ukrainien Vitaliy Bilyy a le baryton aussi vengeur qu’enthousiaste, quoiqu’un peu faiblard dans les graves où il est couvert par l’orchestre, jusque-là d’un respect quasi-liturgique et qui devient guerrier dans un fracas de cuivres qui dramatiquement annonce le pire, et musicalement le meilleur. D’un intermède symphonique de la plus belle eau romantique – on sent la jubilation dans la fosse -, Pietro Mascagni marque la fin de la messe, nous ramène sur la place du village où, les esprits s’échauffant après un verre ou deux, Alfio défie Turrido, dans un duo testostéroné comme il se doit entre hommes, des vrais, qui plus est siciliens. Turrido hargneux (mais toujours aussi raide) mord l’oreille de son adversaire, s’en va dire adieu à sa mère, et tout à sa confession qu’il pressent ultime, lui demande de prendre soin de sa femme. «Soyez une mère pour Santa si je ne reviens pas ». « Un baccio, Mamma », quémande-t-il enfin, car on a beau être macho, on n’en est pas moins fils. Un cri nous apprend dans la minute suivante que Turrido est mort, tué dans ce duel fatal. Santuzza est vengée, mais seule, ostensiblement boudée de la communauté dont elle a troublé la paix en refusant de s’accommoder du mensonge.
Le temps d’un tomber de rideau, de quelques saluts, nourris et chaleureux, surtout pour Elina Garanca, et d’un changement de décor, ou plutôt de la mise en place d’un décor, le précédent se résumant à la nudité du plateau, et nous voici au couvent. Celui de Sancta Susanna. Une geôle.
Un mur blanc strié de veines bleuâtres obture toute l’ouverture de scène. Macabre. Nichée à mi-hauteur, une cellule de nonne dotée d’une étroite lucarne dans laquelle le vent s’engouffre, ainsi qu’un rai de lumière lunaire qui imprime sur le mur latéral l’agitation d’un feuillage printanier. On étouffe, on suffoque. D’autant que la musique lancinante d’Hindemith, dans laquelle l’orchestre s’est jeté avec une gourmandise qui confine à la fougue, sous la baguette soudainement inspirée de Carlo Rizzi, nous déleste instantanément de tous nos repères harmoniques. Nous avons changé de monde.
Et pourtant… Susanna (Anna Caterina Antonacci), sainte et malade, rejointe par sœur Klementia (Renée Morloc) venue prendre des nouvelles, entendent non loin de là les cris de jouissance d’une femme. Susanna n’a plus la santé mais conserve son bon sens : « Elle n’est pas seule ! » Un violon mutin dessine pour nous les volutes du plaisir sauvage qui se donne et se prend dans les buissons voisins. Susanne esquisse un Ave Maria et demande qu’on lui amène la pècheresse, qu’elle questionne. « Je n’ai rien fait. C’est lui qui voulait ». Ecce Homo. L’homme surgit à son tour, arrache sa compagne à cet interrogatoire scabreux, et la ramène, sans un mot, à leurs jeux de coulisse.
Le désir est partout tangible. D’énergique, la musique se fait incandescente. Une tempête orchestrale se déchaîne. Tout craque. La clôture monastique se disloque. Le mur du décor se fend. Sous la cellule, une crypte apparait, garnie d’un crucifix à taille humaine en porte à faux sur une stèle, éclairé d’une bougie. Dans un élan prémonitoire, porté par l’alto solide et imperturbable de Renée Morloc, Sœur Klementia évoque avec force détails le souvenir d’une folle nuit analogue où une nonne du couvent s’est damnée en pressant son corps nu contre l’effigie du Christ en croix. « Nous l’avons emmurée, nous avons voilé les reins du Crucifié et depuis brûle le cierge de l’expiation ». Surgit dans les combles une magnifique amazone qui cavale nue jusqu’au crucifix auquel elle s’accouple. Chevauchée sacrilège dont le spectacle prive Susanna de toute pudeur et de ce qui lui restait de raison. Elle se dépoitraille hardiment, se saisit elle aussi d’un crucifix et le presse contre sa poitrine. « Je vois le corps lumineux, je le vois descendre, je sens ses bras qui s’ouvrent… Je suis belle ». On pense au récit de son extase par Sainte Thérèse d’Avila, et au chef d’œuvre de marbre, vivant comme jamais une pierre ne le fut, qu’en tira le Bernin. Anna Caterina Antonacci ne chante plus alors que par bribes, dans un halètement d’orgasme, cette jouissance suprême dans laquelle Susanna s’abandonne et se damne simultanément.



« Emmurez-moi à mon tour ! », exige Susanna revenue à elle dans un final vite expédié. Et pour cause puisque la messe est dite. Le décor se reforme. Le mur se referme. Et si la morale n’est pas sauve, le spectateur-auditeur en reste pantois, littéralement sans voix, ce qui ne gâte rien à l’opéra s’agissant du public. On attend impatiemment le jour où, sur cette lancée alléchante, l’Opéra de Paris osera nous présenter dans son intégralité le triptyque de Paul Hindemith dont cette éblouissante et sulfureuse Sancta Susanna était à l’origine le dernier volet. « Faire et refaire, c’est toujours travailler ! »