A l’occasion de sa tournée européenne et de sa venue à la Philharmonie de Paris samedi 23 mars 2019 (avec son propre instrument), rencontre avec celui que l’on surnomme le “mauvais garçon” de l’orgue, Cameron Carpenter. Se produisant presque exclusivement sur son International Touring Organ (ITO), cet organiste hors normes ne laisse personne indifférent. A la fois interprète, compositeur et transcripteur (plus d’une centaine d’oeuvres !), il évoque ici “l’orguoisie”, un certain milieu auquel il ne veut pas être rattaché, mais aussi son instrument, ses choix d’interprétation et ses projets.
[ Interview tirée du programme de salle du 23 mars / © Cité de la musique – Philharmonie de Paris ]
On connait votre passion pour Bach, vous ne pouviez donc pas passer à côté des Variations Goldberg.
Aucune loi ne m’oblige à les jouer, mais il est probable qu’après ce concert les législateurs de l’Union Européenne essaieront de m’empêcher de les rejouer. Si tel n’est pas le cas, je m’attends au moins à la présence de manifestants mécontents devant l’entrée des artistes ou à quelques jets de tomates pourries.
Quoi qu’il en soit, qu’est-ce qui vous a décidé à les mettre au programme de cette tournée européenne ?
Ma vie de musicien professionnel était à l’image d’un grand magasin bondé le vendredi en fin de journée. Là, étalant leur figure boursouflée par le devoir et la réputation, et utilisant leurs Références Académiques et autres Liens à la Grande Tradition comme coupe-file, les nombreux clients plus âgés, plus sages et plus respectés faisaient d’abord semblant de ne pas remarquer, ou de ne pas vouloir l’habit que j’avais trouvé en solde. Puis, lorsque je l’ai acheté, ils se sont mis à se moquer de moi, à rire de moi lorsque je l’ai porté, et pour finir par me détester en réalisant qu’il m’allait bien – même si pour eux, bien sûr, c’était inenvisageable. La mort de mon père en octobre 2017 a marqué un tournant, j’ai perdu la capacité que j’avais eue jusque-là à m’engager dans ce genre de choses et j’ai commencé à goûter mon exil loin du monde de l’orgue. Une fois que j’ai compris que les fardeaux politiques qu’il fallait porter pour figurer dans l’orguoisie pouvaient simplement disparaître, une grande liberté a pris leur place. J’imagine que de nombreux organistes ressentent ce poids, alors que la performance musicale est tellement difficile et bien plus intéressante (et amusante) sans cela. Peu s’offrent comme moi le luxe d’exister à la périphérie. Fort de ma liberté, je m’autorise plus à aborder des œuvres habituellement considérées comme la chasse gardée des musiciens spécialistes de musique ancienne, par exemple, ou plus académiquement « corrects ».



La construction de mon propre orgue – et qui plus est dans un style technologique et musical considéré (à tort) comme étant contre la tradition plutôt que dans la continuité de celle-ci – présente toujours de nombreux défis économiques, logistiques et politiques. Mais cela me permet d’agir et de parler plus librement que n’importe qui dans mon domaine. Je ne m’appuie sur aucun poste d’église, d’orchestre ou d’enseignement ; je n’existe que sur la scène de concert, ce qui a ses limites. Étant donné qu’un organiste a malgré tout besoin d’un orgue, j’ai le mien dont personne, qu’il soit prêtre, intendant ou universitaire, ne peut me renvoyer. Cette indépendance, ajoutée au fait qu’un organiste n’a jamais mené de carrière internationale de la sorte, doit être considérée comme une bonne chose pour la profession ; bonne pour l’orgue numérique, qui a souvent mérité son exécrable réputation, et bonne pour les organistes.
Les Variations Goldberg ont quelque chose de paradoxal : les musiciens jouent toujours la même partition, tandis que les adeptes n’entendent jamais la même musique.
C’est bien dit, mais on pourrait dire cela de n’importe quelle œuvre.
Quelle sont les principales options que vous avez prises pour les reprises et les registrations… et comment les avez-vous choisies ?
J’ai commencé avec des combinaisons différentes pour chaque reprise de chaque variation, créant ce que je pensais être un éventail fascinant de couleurs. Puis j’ai gardé la même chose en inversant toutes les combinaisons pour les reprises, afin que chaque voix que l’on venait d’entendre soit jouée dans la combinaison de celle avec laquelle elle était précédemment en dialogue. Puis j’ai compris que tout ce que j’avais créé était bon à mettre à la poubelle, que personne, moi inclus, ne voudrait m’entendre jouer toutes les reprises. Je les ai donc toutes gommées, ce qui a tout de même réduit statistiquement la probabilité que je me mette moi-même mal à l’aise – chose quasi inévitable – de 50 %.
Les Variations Goldberg ne sont pas écrites pour orgue. Pourquoi pensez-vous qu’il est important de les jouer à l’orgue ?
Je voulais juste tenter l’expérience, et d’une manière telle (notamment à cause de mon orgue) qu’on ne les avait jamais entendues auparavant. Personne ne devrait voir – et ne voit, j’en suis sûr – dans mes choix de répertoire une signification ou une affirmation plus haute.
Dans quelle mesure cela influence-t-il votre façon d’interpréter la partition ?
Dans toute la mesure du possible.
Vous avez choisi de jouer sur votre International Touring Organ, alors que vous auriez pu jouer sur un grand orgue quasiment neuf.
Les Français nous ont donné l’expression « vive la différence ». Y croient-ils toujours ? C’est un honneur pour moi de présenter l’International Touring Organ à la Philharmonie de Paris après ses débuts au Festival de Paris 2018, à l’Olympia. Cette invitation en dit long sur la volonté et le courage qu’a la Philharmonie de présenter des voix dérangeantes. Et c’est aussi une bonne chose : ce type de courage aura d’autant plus d’importance dans les prochaines années si le nouvel orgue de la Philharmonie prend la place qu’il mérite. Régressera-t-il lentement vers un sous-emploi feutré et une sous-fréquentation dérangeante, comme c’est le lot de presque tous les orgues de salle de concerts dans le monde ? L’orgue, nous répète-t-on, est le roi des instruments ? Oui, si l’on en croit Mozart (même si celui-ci a modéré cette affirmation en y ajoutant « à mes yeux et mes oreilles »). Ses interprètes de référence sont tous employés par l’Église – l’Église catholique surtout – et ne se privent pas d’invoquer cet état comme la preuve de leur viabilité artistique ? Oui, la presse en parle beaucoup – et cela doit être vrai. La construction de nouveaux grands orgues aujourd’hui coûte des millions d’euros ? C’est bien connu, sinon ouvertement et suffisamment discuté. Dans ces conditions, qui peut contester le fait qu’une voix de scepticisme et de remise en question soit d’autant plus importante ?



Vous savez que cela sera assez surprenant pour, disons, de nombreux passionnés de l’orgue traditionnel.
Le progrès humain, sans parler de la démocratie, a besoin de points de vue qui s’opposent. Ce concert est le 234e depuis le lancement de l’orgue en 2014. Depuis, j’ai joué dans 26 pays, 26 États des États-Unis, avec des douzaines de grands orchestres et de chefs, pour des réseaux télévisés du monde entier, et j’ai enregistré trois albums chez Sony. De ces 234 concerts, 71 – 30 % – ont eu lieu dans un cadre où un orgue à tuyaux existait. Ce n’est pas ma faute si l’orguoisie s’en étonne encore.
Malgré cela, je suppose que, pour vous, ce choix est bien plus qu’un choix pratique.
Absolument.
Vous avez écrit de nombreuses transcriptions. Pourquoi avez-vous choisi de traduire la Symphonie « Romantique » de Howard Hanson?
Les Goldberg sont parfaites : trop parfaites pour qu’on s’en sente proche. On les voit de l’extérieur, comme on voit la nature – c’est la même autosimilarité et la même récurrence que l’on voit dans les fractales, dans une fougère, dans un nautile. À l’opposé, la symphonie de Hanson est humaine. On n’a pas besoin d’aimer les Variations Goldberg ; elles font partie de la structure de la nature et appartiennent à tous. En revanche, jouer la symphonie de Hanson me donne l’impression de raconter ma propre histoire, sans avoir à m’excuser pour son drame ou pour ses méthodes.
Quelles ont été vos lignes directrices en transcrivant cette œuvre pour votre orgue ?
Les mêmes que celles que je me donne pour tout ce que je joue : je cherche à exécuter la musique avec un maximum d’honnêteté et d’engagement. Alors que les Goldberg font principalement contraster des sons isolés (ou parfois des « chœurs ») les uns avec les autres dans un schéma un pour un, la symphonie de Hanson présente davantage d’excursions exotiques vers des contrées plus éloignées de combinaisons et de gammes de couleurs. Les deux œuvres empruntent des chemins complètement différents.
En conclusion, pourriez-vous nous parler du prochain projet original que vous préparez ?
Partout où je joue, je suis approché – par le biais des médias sociaux, en coulisse, ou personnellement – par de jeunes organistes. J’entends d’eux des histoires bien différentes de celles que le monde de l’orgue raconte. On me parle des emplois d’église mal payés et qui n’offrent aucune perspective de vraie reconnaissance musicale. On me parle – et quiconque est familier de l’orgue a vu cela – de récitals méticuleusement préparés et brillamment interprétés auxquels assistent non pas de nombreux auditeurs ayant payé leur place, mais à peine quelques dizaines d’« amoureux de l’orgue traditionnel » plus intéressés par l’instrument que par son interprète ou son répertoire. J’entends, avec colère, la description de professeurs-dictateurs qui pensent qu’enseigner signifie créer des clones d’eux-mêmes ; et je vois le décalage entre l’accès aux grands instruments accordé à quelques privilégiés politiquement corrects et la lutte que la plupart des organistes mènent, comme c’était mon cas, juste pour pouvoir répéter quelque part. Je ne peux pas changer tout cela – pas vraiment, en tous cas ; l’orguoisie existera toujours d’une manière ou d’une autre, et peut-être est-ce nécessaire. Mais j’espère offrir une alternative en développant les technologies de l’International Touring Organ dans des formes beaucoup plus utiles, et viables, que tout ce que mon talent personnel pourra exploiter.



Le premier pas est de créer une communauté : l’orgue, après tout, a toujours été et demeure le plus inaccessible des instruments. C’est pourquoi j’invite tous les organistes – orguoisie comprise – à venir jouer sur l’International Touring Organ, soit en marge d’un concert quel que soit le cadre ou en demandant un rendez-vous au centre d’opération de l’ITO à Berlin. S’ils le font, nous parlerons de l’avenir : dans quelle mesure l’échantillonnage des sons des meilleurs orgues, de Notre-Dame à la Philharmonie de Paris, est un impératif éthique indéniable au temps du changement climatique et culturel. Dans quelle mesure un orgue numérique standardisé pourrait coexister avec les meilleurs orgues à tuyaux du monde, en permettant aux organistes de demain de se produire en tournée internationale avec la fréquence, la cohérence et la viabilité promotionnelle requises par le commerce musical du XIXe siècle, et auxquelles les orgues à tuyaux avec leur style unique, et si merveilleux soient-ils, ne peuvent s’adapter. Il faudrait parler ensemble du fait que l’application des technologies émergentes à la facture d’orgue n’est simplement pas opposée à la tradition, mais qu’elle est – comme on le voit dans l’évolution de chaque grand facteur, de Silbermann à Cavaillé-Coll jusqu’au grand orgue de la Philharmonie – incontestablement en phase avec la tradition d’avancement permanent de l’orgue.
C’est pourquoi j’espère créer une fondation qui poursuive exactement ces buts, tente de créer et de diffuser des orgues de concert et d’études standardisés et, de cette manière et grâce à d’autres activités, puisse fournir un tremplin pour aider les jeunes organistes d’une manière toute nouvelle dans l’établissement, la promotion et le développement de leur carrière. Merci de me donner une tribune pour formuler ce souhait.
Qui parmi mes collègues voudra bien me suivre ?
Texte traduit par Delphine Malik
Le concert donné à la Philharmonie à revoir sur Arte