L’Opéra de Nancy, Opéra National de Lorraine, a inscrit à son répertoire pour la première fois de son histoire, l’ouvrage de Sergueï Prokofiev : L’Amour des trois oranges. Quatre représentations sont programmées du 16 au 22 novembre 2022.
C’est d’abord un rideau de scène sur lequel flottent, un peu à la manière de Magritte, quelques petits nuages sur fond de ciel bleu clair.
Il se lève sur une troupe de chanteurs, tous enfermés dans des combinaisons blanches, se distinguant par des écriteaux permettant de les identifier en chœurs des Tragiques, des Comiques, des Ridicules et des Têtes vides… : “Donnez-nous de grandes tragédies, des tragédies mondiales et philosophiques !” proclament certains ; pour d’autres il leur faut “des vraies comédies ! Du rire joyeux, du rire sonore !”.
Le ton est mis et la fête peut commencer.
C’est une belle production que s’est offert l’Opéra National de Lorraine, qui mêle irréalité et couleurs, dans un esprit quelque peu pataphysique. L’ouvrage n’a-t-il pas été conçu et créé dans les années 20 ?
Presque impossible de résumer l’argument de l’ouvrage tant il est rétif à se laisser réduire à un simple divertissement aux connotations surréalistes.
En substance, le personnage central de cette mascarade, le Prince, a perdu le goût de rire. Mais, en réalité, c’est le goût de vivre. Point de départ d’une quête des 3 Oranges qui peuvent le sauver de la neurasthénie. Recherche qui prend des allures, de manière fantaisiste, de quête burlesque du Graal !

On sait que le grand dramaturge russe Meyerhold (tragiquement disparu dans les purges staliniennes) qui connaissait la pièce de Carlo Gozzi de 1761 L’Amore delle tre melarance, suggéra à Prokofiev d’en faire un opéra. Sur ce texte d’origine, empreint de féerie, Prokofiev et Véra Janacopoulos ont écrit une pièce qui ne ressemble à aucune autre. Bouffonne et rêveuse, elle fut créée à l’Opéra de Chicago en 1921 en français, étant observé, toutefois, que l’ouvrage attendra une trentaine d’années pour être monté en France (1952 à Monte-Carlo, 1956 à Paris…), ouvrage dont on connaît surtout la “Marche”, vaillante et fantaisiste.
Sur cet argument, Prokofiev a tissé une musique d’une grande puissance poétique, parfois âpre, parfois grinçante, riche en percussions. Elle ne répugne pas à l’ironie, aux éclats sonores et aux pirouettes vocales. Le tapis de cordes, parfois transparentes, parfois tendues dans l’aigu, si caractéristique de la musique notamment symphonique de Prokofiev, est omniprésent. L’orchestre de Prokofiev est d’ailleurs, à lui tout seul, “un personnage à part entière“, comme le rappelle justement la directrice musicale de la production, la jeune cheffe d’orchestre française Marie Jacquot.

Cet univers sonore, si original, est habité par pas moins de 18 solistes qui, à l’exception du Prince et de quelques autres personnages, interviennent brièvement mais à plusieurs reprises. La distribution vocale – francophone – est particulièrement réussie, et d’une très grande homogénéité.
En raison de l’importance de son personnage, mais grâce surtout à la qualité impressionnante de son interprétation, on retiendra le ténor Pierre Derhet dans son rôle du Prince. Mais l’ensemble du plateau, qui a visiblement fait sienne la très belle mise en scène de l’autrichienne d’Anna Bernreitner, est, en tous points, remarquable, tant dans son implication scénique que dans sa qualité vocale.
D’aucuns auront peut-être attendu de la mise en scène qu’elle aille encore plus loin dans l’humour et qu’elle s’abandonne franchement à la folle bouffonnerie que propose explicitement l’ouvrage. Mais cette retenue – relative – peut aussi trouver son sens dans une lecture philosophique de l’argument : derrière cette quête effrénée du rire, gît une interrogation inquiète sur le sens de la vie…
En tous cas, on ne peut que féliciter la direction d’acteur qui est aussi une des grandes réussites de ce spectacle dans lequel passent, telles des ombres pittoresques, des princesses quelques peu mécaniques, pour ne pas dire robotiques : une Cuisinière (rôle travesti) truculente et parfaitement incarnée par Patrick Bolleire, des courtisans serviles et autre intrigants savoureux et bons chanteurs (Anas Séguin dans Léandre, Léo Vermot-Desroches dans Truffaldino, Aimery Lefèvre dans Pantalon, Farfarello interprété par Benjamin Collin), une Princesse Clarice (très bel alto de Lucie Roche), une magnifique Fata Morgana (Lyne Fortin), etc…

Un mention particulière revient au remarquable baryton Matthieu Lécroart qui, au pied levé, a dû remplacer Dion Mazerolle, souffrant, dans le rôle du Roi de trèfle. Grâce à un dispositif ingénieux, il a superbement interprété son rôle en bord de scène, tandis que Pénélope Driant, assistante à la mise en scène, mimait son personnage.
Décors, costumes, verts pour les “méchants” et mauves/violets pour les “bons”, réalisés par Hannah Oellinger et Manfred Rainer, participent aussi de la réussite de ce spectacle : dispositif scénique comportant un plateau tournant, avec, au centre, une sorte de château enfantin pas vraiment étranger à Disneyland.
Quant aux chœurs, bien préparés, perchés sur une sorte de balcon-terrasse pendant l’essentiel de l’oeuvre, ils observent, contemplent et déambulent. Ils sont là en témoins et on le suppose, commentateurs de l’action, tel un choeur antique.
Enfin, à la tête d’un orchestre aux puissantes sonorités expressives, la cheffe Marie Jacquot, en grande musicienne, obtient dans cette partition complexe et parsemée d’embûches, ce qu’elle veut des chanteurs et des instrumentistes : précision, souplesse, mais autorité. Elle qui prendra prochainement la direction de l’Opéra de Copenhague, permet tout au long de l’ouvrage de faire apparaître l’émotion derrière la grimace.
Ce spectacle est réalisé en coproduction avec le Theater Magdeburg et le Theater St Gallen.
Opéra National de Lorraine
L’Amour des trois oranges
Du 16 au 22 novembre 2022
Opéra en 4 actes et un prologue de Sergueï Prokofiev
Direction musicale Marie Jacquot
Mise en scène Anna Bernreitner
Décors et costumes Hannah Oellinger et Manfred Rainer
Lumières Paul Grilj
“Le Roi de Trèfle” Dion Mazerolle, remplacé le 16/11 par Matthieu Lécroart
“Le Prince” Pierre Derhet
“La Princesse Clarice” Lucie Roche
“Léandre” Anas Seguin
“Truffaldino” Léo Vermot-Desroches
“Pantalon” Aimery Lefèvre
“Tchélio”, Le Héraut Tomislav Lavoie
“Fata Morgana” Lyne Fortin
“Sméraldine” Linette Margo Arsane
“Nicolette” Anne-Sophie Vincent
“Ninette” Amélie Robins
“La Cuisinière” Patrick Bolleire
“Farfarello” Benjamin Colin
“Le Maître de cérémonie” Ill Ju Lee
“Gardes du Prince” Eric Afergan, Mathieu Cazanave
Antonin Cloteau, Romain Guyot
Chœur et Orchestre National de Lorraine