Musicatreize © Guy Vivien
Musicatreize © Guy Vivien

« L’avenir sera noir, il n’y aura plus de vert, et le bleu deviendra gris »

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Pour cette édition du festival de musique contemporaine Présences, le continent américain se confronte à l’Europe : trois compositeurs et trois pays, la Colombie, le Pérou et la Suisse, se donnent rendez-vous pour trois créations mondiales écrites pour les voix de l’Ensemble Musicatreize.

Sur la scène, treize pupitres, des partitions et des objets surprenants : deux tuyaux en plastique, des mégaphones et un cylindre avec un élastique au fond, en guise de percussion.

Le leitmotiv de la soirée est l’exploration de toutes les possibilités de la voix : insonore, chouchoutée, expirée, parlée rythmiquement et bien évidemment chantée avec toutes les nuances possibles.

Le concert s’ouvre avec Yanantin de Frédéric Perreten. La pièce, dont le titre signifie « dualisme complémentaire », explore la dualité de l’univers du compositeur aux origines andines, mais né en Suisse : « Le titre provient d’un principe de base de la philosophie du monde andin qui postule l’unité à travers deux entités contraires. […] Cette pièce se veut donc comme un cheminement au travers de différents états de conscience. Ainsi, de nouveaux territoires se déplient inexorablement, interrogeant le temps passé et futur. »
Si le chant contemporain peut apparaître étonnant, il faut lui reconnaître la capacité de nous faire écouter des sons inouïs, parfois désorientants, parfois suggestifs, presque descriptifs. On entend (ou croit entendre) des bruits d’oiseaux dans la forêt, et malgré la mélancolie des paroles – un mélange de poèmes de jeunesse de Perreten et de chansons populaires en quechua – on est submergé dans une atmosphère méditative et paisible.
Notes piquées et tenues contrastent avec le son déconcertant de l’air qui s’infiltre dans les tuyaux en plastique, que la basse Jean-Manuel Candenot et la soprano Céline Boucard font tourner dans leurs mains.
Déclamés ou chantés, émis librement ou canalisés par les mains, les mots français et quechua alternent dans une sorte de dualisme mystique, qui s’écoule et se dilate dans l’espace en créant « quelque chose de plus profond qu’on pourrait assimiler à une philosophie de l’intimité unie à l’universalité »…

Toujours dans une ambiance méditative, Naturalis historia de Juan Pablo Carreño s’inspire de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (23-79 ap. J.-C.) et en particulier aux remèdes que l’on peut tirer du corps de l’homme.
Dans cette « danse macabre du corps humain », le compositeur colombien, co-fondateur de l’ensemble Le Balcon, se questionne sur la nécessite de la douleur dans la vie humaine : « la vie est un tourment si elle n’est exempte de douleurs et de maladies ». Très variée,
 Naturalis historia explore l’amplitude des nuances, l’extension vocale humaine et la technicité des chanteurs, comme dans le paroxysme du suraigu demandé aux sopranos.

Mais la pièce la plus intéressante est décidément Eskatos de Gérard Zinsstag qui, s’inspirant de l’Apocalypse biblique et des écrits du philosophe Günther Anders, décrit la fin des temps. 
Ici les prophéties chrétiennes se confrontent avec le point de vue athée des réflexions scientifiques et philosophiques autour de la mort des individus, de la fin des sociétés humaines et de la fin du monde.

« L’homme contemporain cherche à se rendre maître et possesseur de la nature par l’exploitation effrénée des ressources terrestres, il a engendré des conséquences irréversibles : la destruction de la couche d’ozone, l’effet de serre, la montée des eaux, la pollution des océans, des mers, des fleuves ».

Dans cette œuvre apocalyptique, le compositeur suisse explore les débats contemporains sur notre possible autodestruction où écologie, politique et éthique sont indissociables : «guerres, famines, cataclysmes, réchauffement climatique inexorable et inquiétant, tensions politiques mondiales, révoltes et indignations, surpeuplement de la planète ».
Cette « fresque musicale mystique et écologique » est constitué de cinq parties distinctes : l’ère du sursis, les sept sceaux, les sept anges, on tue la terre et le temps de la fin, qui vont de l’annonce de l’apocalypse à l’énumération de tous les inéluctables désastres.
A différence des pièces précédentes, Eskatos prévoit deux trompettes et deux trombones ainsi qu’une douzaine de percussions différentes. Les voix suivent des modes de jeu très spécifiques, du crié à l’expiré et au parlé. Les cuivres doivent se tenir également aux indications du compositeur : souffle à vide, insonore, déclamation de voyelles dans l’embouchure…

La musique accompagne les textes de manière très suggestive et une sorte de rythmique répétitive (et religieuse) s’installe, les voix énumérant l’ouverture de chaque sceau et l’apparition des anges (aux trompettes), les cuivres soulignant les fins de phrase. 
Les percussionnistes passent d’un instrument à l’autre avec rapidité, choisissent l’outil le plus adapté parmi une panoplie de baguettes, brosses et marteaux.
.. Puis les chanteurs prennent leurs mégaphones et déclament des phrases péremptoires comme « L’avenir n’a pas besoin de nous » ou « Nous ne vivons pas dans une époque mais dans un délai ».

Les voix déclament la dernière voyelle, les cuivres soufflent dans leurs instruments, la fin du monde (et de la pièce) arrive, autant poétique que terrifiante, sur les mots de Günther Anders : « Nous n’attendons aucun royaume de dieu, non, nous attendons tout simplement la fin ».

 


Mardi 17 février 2015, Maison de la radio – Studio 106

Ensemble Musicatreize
Roland Hayrabedian, direction

Céline Boucard, Kaoli Isshiki, Claire Gouton, sopranos
Mareike Schellenberger, Marie-George Monet, Laura Gordiani, mezzo-sopranos
Xavier de Lignerolles, Jérôme Cottenceau, Gilles Schneider, ténors
Patrice Balter, Matthieu Heim, barytons
Jean-Manuel Candenot, basse
Christian Hamouy, Jérémie Abt, percussions
Mathias Champon, Thierry Amiot, trompettes
Thierry Comte, trombone
Franck Blondela, trombone basse

 

Frédéric Perreten
Yanantin (CM-CRF)

Juan Pablo Carreño
Naturalis historia (CM-CRF)

Gérard Zinsstag
Eskatos (CM, commande d’État)

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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