Comment êtes-vous arrivé à la direction de ballets, que vous pratiquez de plus en plus régulièrement ?
Avant de commencer à travailler avec les ballets de Monte-Carlo, je me suis toujours intéressé à la danse : j’ai travaillé avec des chorégraphes comme Sophie Mathé, pour un spectacle autour du Frelon à perruque de Lewis Carrol au début des années 90, et j’avais fondé l’ensemble à géométrie variable Sinequanone dédié à la musique de ballet.
Ma rencontre avec Jean-Christophe Maillot s’est faite tout à fait par hasard : comme la danse me passionnait, je suivais la programmation du théâtre de la Ville à Paris et c’est en 1988 que je suis allé à la générale de son Roméo et Juliette.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de fil de sa part où il me demandait d’accompagner les ballets de Monte-Carlo en tournée aux États-Unis. Ma réponse a été : « Bien sûr que oui ! ». Ça fait maintenant 17 ans que nous travaillons ensemble et j’en suis ravi.
Quel est votre rapport avec la danse ?
Le spectacle du ballet m’enchante et m’apprend plein de choses, sans arrêt. Je trouve que les chorégraphes ont la capacité d’éclairer la musique : le ballet, en tant que mise en espace de la musique, crée un effet synesthésique : les mouvements peuvent guider l’écoute et contribuer à la création d’un nouveau point de vue et d’une nouvelle mise en perspective.
Je suis fasciné par cet art comme par les rencontres qu’il engendre, comme celle avec Jean-Christophe Maillot, avec qui j’ai grand plaisir à travailler. De plus, comme il était pianiste, il connaît profondément la musique et saisit parfaitement les partitions. Quel bonheur pour un chef !
Qu’est-ce qui change dans la direction de ballet, par rapport à un opéra ou à un concert ?
Il y a beaucoup de choses qui changent et qu’il faut prendre en compte. Dans le cadre d’un concert symphonique, l’orchestre est en vedette, face au public à qui il offre sa vision de la partition ; tandis que dans un ballet ou un opéra, il se retrouve dans la fosse et n’est donc plus le seul objet d’attention.
Dans l’opéra, le chef est aussi l’interface entre la fosse et le plateau : il doit veiller à respecter la partition tout en suivant les chanteurs et en assurant la synchronisation. Comme l’orchestre entend les chanteurs, il peut facilement s’adapter à leurs tempos, en fonction des rubato et des points d’orgue des chanteurs.
Mais avec des danseurs tout se complique, car le chef devient l’unique interface, l’orchestre ne voit pas les danseurs et ne sait pas ce qui se passe sur scène à chaque instant. Une sorte de frustration se crée car sur le moment, les musiciens peuvent ne pas comprendre certains choix du chef, comme accélérer ou ralentir le tempo, et doivent lui faire entièrement confiance. Comme la distribution change tous les jours, l’orchestre doit s’adapter aux danseurs et à leurs spécificités individuelles : un danseur très tonique va, par exemple, sauter plus haut que son collègue la veille, en prenant donc plus de temps, la musique doit s’adapter.
Des imprévus peuvent également se présenter et le chef est obligé de trouver rapidement la meilleure solution : il y a quelque temps, dans La Belle de Jean-Christophe Maillot, la bulle en plastique qui contenait une danseuse a commencé à se vider d’air trop rapidement, il a donc fallu accélérer pour qu’elle ne reste pas sans oxygène. Heureusement tout s’est bien passé et le public ne s’est aperçu de rien…
Vous allez bientôt diriger Faust dans la production des Ballets de Monte-Carlo.
Qu’est-ce qui vous touche dans cette oeuvre ? Qu’est-ce que vous essayez de mettre en avant musicalement ?
J’ai dirigé ce ballet la première fois en 2007. Avant, cette musique ne me touchait pas, mais en commençant à travailler la partition, j’ai eu un éblouissement total, un véritable coup de foudre. La Faust-Symphonie de Liszt est extraordinaire : c’est une symphonie en trois mouvements destinés à peindre chacun un personnage : Faust, Gretchen (Marguerite) et Méphisto.
Comme plus tard les leitmotiv chez Wagner, des thèmes sont attachés à Faust et Marguerite, décrivant des caractères psychologiques : le doute, la force, la foi et la passion. Méphisto, lui, n’a pas de thème propre, il apparaît sur les thèmes de Faust pour les détruire. Ceux-ci évoluent donc, alors que celui de Marguerite est inchangé dans les trois actes : elle n’est pas touchée par le diable. Ce choix est symboliquement très fort.
Le mythe de Faust me passionne car il aborde des sujets philosophiques fascinants, comme l’insatisfaction du créateur, l’amour humain et divin.
Vous enseignez également la direction d’orchestre : que souhaitez-vous transmettre à vos élèves ? Quelles sont les qualités indispensable pour être chef d’orchestre aujourd’hui ?
Avant tout, il est important pour moi de souligner la différence entre les compétences et les qualités : je ne peux pas transformer quelqu’un en Gardiner, Harnoncourt ou Boulez, mais je peux tout de même lui apprendre les fondamentaux du métier, en sachant que si la technique de base prend six mois, créer un geste peut prendre quatre ou cinq ans ! A mes élèves du CRD d’Évry et du pôle supérieur de Boulogne — qui ont tous un parcours musical d’excellence en instrument ou en écriture — je parle tout d’abord du rôle d’un chef et du contexte, comme tous les métiers qui gravitent autour de lui.
La première chose que je leur enseigne est l’humilité de l’artisanat : je leur rappelle que le travail fondamental du chef est de rendre cohérent un discours musical et de prendre des décisions pour 40 ou 50 personnes tout en ayant l’autorité de les faire respecter. Et la seule autorité reconnue par les musiciens est la compétence.
Je leur apprend ensuite l’humilité de l’exigence : le respect de la partition et du compositeur, qui passe par une bonne lecture et un choix cohérent des tempos et des éléments de style à mettre en avant. Le respect des musiciens est tout autant important : je les incite à ne pas se considérer supérieurs à eux, car même celui qu’ils peuvent considérer comme le plus faible a derrière lui plusieurs années de travail intense.
Il y a aussi l’humilité de la réalisation, car tous les jours il faut tâcher d’obtenir un résultat meilleur que la veille, tout en collant au plus près aux souhaits du compositeur — ce qui est beaucoup plus facile avec les vivants, qui peuvent donner des indications !
Pour finir, le nom du chef ne doit pas être plus important que celui du compositeur : il ne faut jamais oublier qui est le créateur. L’humilité est donc essentielle — d’autant plus qu’il existe des orchestres sans chef qui marchent parfaitement, comme les Dissonances de David Grimal !
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Nicolas Brochot
Les ballets de Monte-Carlo
Bande annonce de Faust – Les ballets de Monte-Carlo