Voici un disque qui célèbre d’ores et déjà joliment l’« année Debussy », laquelle voit et verra fleurir on s’en doute pléthore d’enregistrements, plus ou moins enthousiasmants. Mais ne nous y trompons pas, et Célimène Daudet s’en défend bien, si son CD réserve une part de choix à l’illustre compositeur français, la place donnée à son cadet Olivier Messiaen n’en est pas moindre: le projet de la pianiste se situe bien au-delà d’un opportunisme calendaire. Célimène Daudet nous place devant une évidence qui jusque là avait échappée à plus d’un, celle de bousculer l’intégrale debussyste en substituant à son premier cahier les huit Préludes de Messiaen. Quelle belle idée que ce voisinage jamais osé ! Mariage heureux de deux cycles qu’une quinzaine d’années sépare.
Cette association que l’on pourrait trouver incongrue apparaît à l’écoute très convaincante. Quoique les vocabulaires harmoniques des deux compositeurs soient éloignés, leurs langages se rejoignent dans la richesse de la palette sonore, la dimension spatiale et l’évocation poétique, Messiaen faisant écho à Debussy et à la modernité de son deuxième livre. Sous un toucher d’une délicatesse infinie, Célimène Daudet transporte les Préludes de Messiaen dans un univers onirique en apesanteur: une colombe se pose, gracile, et le zéphyr de ses ailes bat tendrement l’air transparent. La magie d’une scintillante apparition éclaire le Chant d’extase dans un paysage triste au cœur de sa calme mélancolie. Le Nombre léger a la vivacité et la parure colorée d’un colibri virevoltant. Il y a dans le jeu de la pianiste quelque chose d’immatériel, d’infiniment doux, qui donne à ces miniatures aux titres poétiques l’irréalité du rêve, où rien ne pose ni ne pèse, tels des mirages mouvants. Elle sait ainsi libérer notre imaginaire, par le mystère, l’énigme parfois, dont elle imprègne chaque résonance, chaque silence, dans l’ondoiement des traits, la suspension des lignes. Des triples notes volatiles et chatoyantes des Sons impalpables du rêve au jubilatoire Reflet dans le vent, la couleur chère à Messiaen, est omniprésente, dans ses nuances les plus subtiles. Célimène Daudet ne presse pas les tempi, prend le temps de dessiner les courbes, d’en extraire l’expressivité, sans rien forcer. Son jeu contemplatif rend l’écoute délicieusement paisible. Aucune tension, aucune raideur, aucune lourdeur…
Les Préludes de Debussy prolongent le voyage dans des univers peut-être moins célestes – aux caractères plus contrastés et variés- mais n’en sont pas moins habillés de mystère. Brouillards oppose des sonorités cotonneuses, étouffées, à la lumière perlée des gerbes de notes aigües. Suit une série de « cartes postales », une imagerie où chaque miniature est un monde en soi. Ainsi la Puerta del vino a ce côté fabriqué d’un chromo orientaliste, avec ce qu’il comporte de naïveté. Bruyères déploie tout en souplesse et simplicité la lumière de sa douce cantilène. Le Debussy de Célimène Daudet se veut tantôt rêveur (La terrasse des Audiences du Clair de Lune), tantôt vif et subtilement humoristique (General Lavine). Son toucher particulièrement aérien sied à la fugacité des « Fées sont d’exquises danseuses ». On est séduit par la personnalité de cette pianiste dont le jeu souple, l’épanouissement constant du son, la poétique nous rappellent l’historique interprétation de Walter Gieseking. Sa version toute en limpidité et aux lignes pures, est aux antipodes de celle qu’enregistra il y a une petite poignée d’années Alain Planes, aux attaques digitales par trop incisives, et par endroits aux tempi contestables. Elle trouve sa place auprès des meilleures versions récentes : celle de Jean-Efflam Bavouzet, éclatante de couleurs, de saveurs et de virtuosité, et celle enfin de Philippe Bianconi, à la profondeur et à la sensualité racée – mais cette fois sous l’éclairage de Messiaen, qui y puisa bien des choses.