Villa Senar © Moniek Spaans
Villa Senar © Moniek Spaans

Villa Senar : berceau d’inspiration du dernier compositeur romantique

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Début août, les Alpes suisses brillaient de toute splendeur sous le soleil. Après quelques jours immergés dans un beau programme de musique de chambre à Verbier en Suisse, nous nous sommes dirigés vers la région de Hertenstein où se trouve la villa Senar (située dans un village nommé Weggis), où vécut Rachmaninov. La résidence de style Bauhaus, surélevée au bord du lac de Lucerne, contemple le paysage tantôt mystérieux tantôt paisible qu’offre le lac des quatre cantons.

 

Sans aucun doute, l’atmosphère autour de cette paisible résidence d’été où le compositeur russe a habité dans les années 30, a dû stimuler la créativité de ses dernières années. D’où les variations Corelli (opus 42, terminé au moment où le couple emménageât au Senar), la Rhapsodie sur un thème de Paganini (opus 43) et la 3e symphonie (opus 44) qui ont vu le jour à la villa Senar durant sa nouvelle période de création. N’est-ce pas à Hertenstein que Wagner a composé Les maîtres chanteurs de Nuremberg ? Nathan Milstein, Vladimir Horowitz, Gregor Piatigorski, tels sont les noms des artistes compatriotes qui ont élu la Suisse comme pays d’adoption, grâce à son paysage et son atmosphère.

Senar signifie SErgei & NAtalia Rachmaninov. Le compositeur russe, « le Guillaume Tell de Senar » — il signait ainsi ses lettres à ses amis, souhaitait marquer ses propres empreintes sur cette nouvelle terre d’adoption qui lui rappelait Ivanovka dans son pays natal.

Le pianiste le plus sollicité de son époque — après avoir quitté la Russie lors de la Révolution de 1917, Rachmaninov mène surtout une carrière de virtuose, assurant entre 50 et 70 concerts par saison musicale — n’a pas oublié sa première vocation de « compositeur ». Il a besoin d’un lieu qui pourra lui apporter un nouveau souffle de création pour écrire de nouvelles oeuvres . Son ami Oskar von Riesmann, initiateur du projet Senar, qui était également l’auteur de « Rachmaninoff’s recollections », biography — a eu raison de recommander cette belle région à son ami russe pour y faire bâtir sa nouvelle résidence d’été.

17 heures, Weggis, Hertenstein, nous arrivons à l’entrée du magnifique parc où les rosiers nous accueillent (ici nous pensons forcément aux roses noires créées par le maître de la maison). Nous sommes ensuite invités à entrer dans le lieu privé et intime de la famille Rachmaninov.

« La meilleure pièce doit être le studio, avec des fenêtres de 3,5 à 4 mètres de hauteur bénéficiant de la vue sur le lac de Lucerne. » précisait Rachmaninov. L’imposant piano à queue noir (conçu spécialement pour lui; le piano est doté d’une longueur exceptionnelle, la queue étant beaucoup plus longue que les pianos de concert standard) qui attire notre premier regard n’est autre que le cadeau de la Maison Steinway & Sons à l’occasion du soixantième anniversaire du compositeur. Ici, on imagine, un moment, un grand Monsieur qui mesure presque deux mètres assis devant le clavier en train de se réchauffer les mains avec le Clavier bien tempéré de Bach ou les Etudes de Chopin, peut-être le Carnaval de Schumann ? Ici, il a dû jouer en même temps la partie piano solo et la partie orchestre de ses concertos pour piano, en version réduction et en improvisant librement les parties de cadence.

Rachmaninov, l’homme de culture, possédait dans sa bibliothèque l’intégral des six volumes de Dostoyevsky, les ouvrages de Chekhov et de Pushkin aussi. Il avait évidemment beaucoup de partitions de musique ! De Bach (le Clavier bien tempéré, les Inventions à 2 voix et à 3 voix, les Partitas, les Suites anglaises, etc) à Stravinski et Chostakovitch (les 24 préludes) en passant par Mozart, Beethoven, Chopin, Schumann, Schubert, Mendelssohn, Liszt et…même Debussy (pourtant il avait très peu d’intérêt pour le langage musical du compositeur français) ! Il reste encore quelques partitions, bien qu’une bonne partie fut ramenée par Rachmaninov aux États-Unis en 1939 et que la majorité des partitions restantes fut transférée en archives. Les photos de famille et de ses amis artistes accrochées au-dessus de la bibliothèque décorent toujours le mur du studio.

Les pièces qui témoignent des autres facettes du compositeur sont la salle à manger, les salles de bain et l’ascenseur Schneider ; la famille russe réunissait souvent les artistes compatriotes autour de la grande table à manger, y échangeait leur idées artistiques, parlaient de leurs nouveaux projets, nouveaux voyages etc. Il aimait la convivialité ! Rachmaninov présidait la table de dîner autour de laquelle étaient réunis ses amis, parmi lesquels Fiodor Ivanovitch Chaliapine, Vladimir Horowitz et sa femme Wanda, Nikoalï Medtner, Michael Fokine etc.

Villa Senart © Moniek Spaans
Villa Senar © Moniek Spaans

Observer les salles de bain de style Art Deco est comme appréhender une oeuvre d’art. A côté de chaque baignoire il y avait un système de « chauffe baignoire » : la famille les chauffait d’abord avant d’y faire couler l’eau chaude. N’est-ce pas ingénieux pour l’époque ? L’ascenseur Schneider qui relie le hall principal et l’étage reflète également son goût pour la modernité et la nouvelle technologie.

Après quelques moments passés à l’intérieur de la villa Senar, nous nous dirigeons vers l’immense jardin où Rachmaninov passait lui-même des heures à travailler ses rosiers ; Monsieur était amateur de roses, il a fini par inventer les roses noires (esprit créateur oblige) ce qui a fait venir les journalistes pour l’événement. Les senteurs des roses et l’odeur de la terre chatouillent le nez, éveillant les sens encore endormis… Prenant le chemin qui mène vers les bords du lac, nous apercevons un garage sur l’eau; Rachmaninov y plaçait son bateau moteur qu’il sortait de temps en temps quand il avait envie de se faire porter par le vent et la vitesse. Oui, il aimait la vitesse de son bateau autant que celle de sa voiture ! L’homme aimait la modernité.

Nous quittons la villa Senar en espérant que ces magnifiques endroits pourront être ouverts un jour au public comme lieux culturel (musée, résidence d’un festival etc), afin d’éveiller l’inspiration chez les artistes de la nouvelle génération.

 


Nous remercions les organismes qui ont accueilli l’équipe de Classicagenda ; Monsieur Ettore F. Volontieri, Monsieur Heinz Horat (Rachmaninoff Foundation, basé en Suisse) et Monsieur Elger Niels (Rachmaninoff Network, basé aux Pays-Bas).

Sources pour la rédaction :

– Sergei Rachmaninoff : A Lifetime in Music (Jay Leyda, Sergei Bertensson)
– Rachmaninov (Jacques-Emmanuel Fousnaquer)
– Villa SENAR, Serei Rachmaninoff’s dream of a house, brochure edited by Rachmaninoff Foundation

Passionnée de musique depuis son plus jeune âge et pianiste accompagnatrice, Marine partage ses émotions au travers de ses chroniques. Elle collabore en tant que rédactrice avec différents médias français et coréens spécialisés dans la musique classique. Diplômée du cursus professionnel « Administrateur / Producteur Projets Musicaux » à l’Université Paris X, Marine est conseillère artistique et développe divers projets artistiques.

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