A la découverte de Pauline de Ahna : soprano, épouse et muse du compositeur Richard Strauss
Derrière chaque grand homme se cache une femme, dit le vieil adage, et il a rarement sonné aussi vrai qu’en observant le couple Strauss. Voilà un amour qui a duré cinquante-cinq ans, malgré quelques orages, et qui abrite même quelques légendes. Il ne s’est éteint que lorsque Pauline est morte, visiblement de chagrin, quelques mois seulement après le décès de Richard (1864-1949). Le compositeur nous en a d’ailleurs laissé un merveilleux témoignage musical à travers ses poèmes symphoniques, lieder et opéras inspirés par sa propre vie. Mais Pauline n’a pas seulement inspiré le compositeur par leur histoire d’amour, mais également par sa voix. Car Richard a beaucoup écrit pour elle, avec sa voix en tête, et il a dit lui-même qu’elle avait « interprété [ses] mélodies avec une expression et une poésie [qu’il n’a] plus jamais entendues ». Il a notamment commencé à orchestrer ses lieder pour elle, et ils donnèrent de nombreux concerts à deux, Richard au piano ou à la baguette. Manfred Mautner-Markhof, un ami de Strauss, a même déclaré que « Strauss ne serait jamais devenu un grand homme sans Pauline. »
La base de leur entente était leur amour commun pour la musique, et on a souvent retrouvé, sur les manuscrits du compositeur, des annotations de la main de Pauline, signe qu’elle était très investie dans le travail de son époux. On a souvent dit d’elle qu’elle était caractérielle, colérique, la famille de Richard s’entendait d’ailleurs très mal avec elle. Deux ans seulement après leur mariage, il nota dans son journal « Cesser de se voir » comme solution à propos de sa famille, avec qui les vacances d’été s’étaient très mal passées. Alma Mahler elle-même, dans son ouvrage sur son mari, écrivit des choses plutôt négatives sur Pauline, et lorsque Richard le lut en 1946, il en fut très surpris.
Malgré tout, il l’a toujours défendue. On a retrouvé des lettres adressées à sa sœur notamment, dans lesquelles il lui reproche son manque de tact avec Pauline. Auprès de ses amis, qui étaient parfois étonnés de la violence des critiques que Pauline lui faisait, il répondait qu’il avait besoin, vu son caractère parfois lymphatique, que sa femme le stimule de la sorte. Un jour qu’elle avait beaucoup critiqué son œuvre Feuersnot en répétition, il aurait déclaré à Gustav Mahler : « Ma femme est parfois terriblement impolie, mais c’est bon pour moi. »
Rencontre
On connaît relativement peu de choses sur Pauline de Ahna avant sa rencontre avec Richard Strauss. Nous savons qu’elle est née le 4 février 1863 à Ingolstadt, et qu’elle est la fille du général Adolf de Ahna, employé au Ministère bavarois de la guerre. Lors de ses mouvements d’humeurs contre Richard, Pauline se plaindra souvent qu’en épousant un fils de brasseurs (la mère de Richard était la fille du propriétaire des brasseries Pschorr et la petite-fille de l’héritière d’une autre lignée de brasseurs, les Hacker) elle s’était mariée en dessous de son rang de fille de général. Son père était un chanteur amateur, baryton, et cela a sûrement influencé Pauline, qui étudia le chant à l’Ecole de Musique de Munich. Elle prenait également des cours avec Max Steinitzer, camarade de classe de Strauss et son futur biographe.
C’est lui qui mit Pauline entre les mains de Strauss pour qu’il lui donne à son tour des leçons, en lui expliquant qu’il éprouvait quelques difficultés « avec une élève très jolie, très charmante, qui vit de l’autre côté de la rue, presqu’en face. Je le presse de me remplacer auprès d’elle occasionnellement. Je l’assure que les membres de sa famille sont fous de son travail et seraient certainement heureux de le recevoir. Strauss accepte, tout le monde est ravi, et après la toute première leçon avec Pauline, il me dit : « Elle a beaucoup plus de talent que vous ne le pensez, nous devons simplement faire ressortir ses dons. » Pour compléter son éducation, Strauss lui suggéra de prendre des cours de théâtre avec Franziska Ritter, l’épouse d’Alexandre Ritter. Affirmant lui-même qu’elle avait un grand talent dramatique, il la coacha dans les rôles d’Agathe (Freischütz), d’Elsa (Lohengrin) et Marguerite (Faust de Gounod). On peut donc en déduire qu’elle avait déjà une voix de soprano lyrique avec assez de puissance pour interpréter Wagner, mais également assez d’agilité et de légèreté pour le rôle de Marguerite.
Lorsque Strauss partit à Weimar pour occuper le poste de Kapellmeister en 1889, Pauline le suivit en tant qu’élève. Elle poursuivit alors l’étude du chant avec Emilie Herzog, Strauss s’occupant des leçons d’interprétation.Au printemps 1890, Strauss réussit à convaincre Bronsart, l’intendant de Weimar, d’engager Pauline pour qu’elle fasse ses débuts sur scène dans le rôle de Pamina dans La Flûte enchantée le 22 mai, ce qui déboucha sur un contrat de cinq ans pour elle ; elle prit alors ses leçons de chant avec Emilie Merian-Genast.
Les rôles qu’elle a interprétés pendant ses cinq ans à Weimar sont extrêmement révélateurs du travail qu’elle a fourni et du type de voix qu’elle devait avoir – si l’on considère que les canons vocaux n’ont pas trop changé en un siècle. Outre Pamina, elle se produisit entre autres dans les rôles suivants : Eva (Les Maîtres chanteurs), Elvira (Don Giovanni), Elsa (Lohengrin) – son rôle préféré – et Elisabeth (Tannhäuser), Agathe (Freischütz), Leonore (Fidelio), Fricka (La Walkyrie), Charlotte (Werther) et la Comtesse des Noces de Figaro. Certains de ces rôles, comme Charlotte, sont aujourd’hui donné à des mezzo-sopranos. On note malgré tout une véritable cohérence de soprano lyrico-dramatique dans les autres rôles. En plus des rôles cités ci-dessus, elle interpréta également le Liebestod d’Isolde en récitals.
Certainement grâce à la grande amitié qui liait Richard et Cosima Wagner (qui aurait même aimé l’avoir pour gendre!), Pauline fut invitée à chanter à Bayreuth le rôle d’une des Filles Fleurs de Parsifal et le pâtre de Tannhäuser en 1891. Elle interpréta également le rôle d’Elisabeth de Tannhäuser en alternance avec Elisa Wiborg. Le fort caractère de Pauline était déjà apparent et sa relation avec Richard en souffrit légèrement. Ils se brouillèrent à plusieurs reprises sur des sujets musicaux. Une lettre de Franz Strauss à son fils lors d’une de ces querelles nous en apprend beaucoup sur la personnalité de Pauline et son importance déjà grandissante pour la musique de Richard : « Fraülein de Ahna me paraît assez encline à monter sur ses grands chevaux, et un homme de bonne éducation peut parfaitement laisser quelque latitude à une dame de ce genre sans s’abaisser. Par ailleurs, je suis certain que c’est la cantatrice qui saura le mieux réaliser tes intentions.»
Fiançailles
Richard pensait-il déjà à Pauline pour le rôle de Freihild dans son Guntram ? Il était certainement déjà en train de tomber amoureux d’elle pendant la composition de l’œuvre, en 1890, et on peut facilement penser qu’il a écrit le rôle pour elle puisqu’il travaillait régulièrement avec elle, qu’il a fait beaucoup pour sa carrière scénique et qu’il appréciait énormément ses qualités de chanteuse. C’est d’ailleurs elle qui tenait le rôle d’Isolde lorsqu’il dirigea pour la première fois le Tristan de Wagner le 17 janvier 1892, « trop tôt bien sûr, mais une interprétation particulièrement charmante à maints égards grâce à sa jeunesse et à son grand talent d’actrice », nota Strauss dans ses Mémoires.
Les caractéristiques de l’écriture pour soprano de Strauss, déviant de récitatifs fragmentés aux phrases ardues, euphoriques, élevées, sont déjà présentes dans Guntram. La ligne vocale tend parfois vers les motifs rythmiques du langage parlé, annonçant déjà Salomé et Elektra. Lors de la première, Pauline « savait son rôle à la perfection et ses talents de chanteuse et d’actrice ne recueillirent que des éloges. Après le deuxième acte, à Weimar comme plus tard, lors de la représentation manquée de Munich, elle fut follement acclamée par l’auditoire. »Richard Strauss est-il très objectif dans son jugement de l’interprétation donnée par sa fiancée ?
Car les fiançailles ont été rendues publiques le soir de la création de Guntram, le 10 mai 1894. Richard avait demandé la main de Pauline à ses parents le 22 mars et se fiança avec elle secrètement quelques jours plus tard. On comprend qu’il ait préféré garder le secret un certain temps, sachant qu’il était en plein travail de répétitions pour Guntram et qu’il ne voulait certainement pas être accusé de favoritisme par les autres membres de la troupe de Weimar.
Ces fiançailles donnent déjà lieu à des légendes — qui perdurent de nos jours — sur le couple Strauss. Une anecdote en particulier, racontée par Strauss lui-même dans ses Mémoires a été largement transformée par certains auteurs : lors d’une répétition de Guntram, Strauss doit interrompre plusieurs fois Zeller, son autre élève qui tenait le rôle principal et commet des erreurs. Arrivé à l’aria de Freihild, que Pauline connait apparemment à la perfection, Strauss ne l’interrompt pas, puisqu’il n’a aucune raison de le faire. Pauline s’emporte alors, et lui demande :
« Pourquoi ne me reprenez-vous pas ?
– Parce que vous savez votre rôle.
– Je veux qu’on reprenne aussi pour moi ».
Strauss écrit alors : « Elle fit mine de me jeter à la tête la réduction pour piano qu’elle tenait à la main, qui atterrit dans un éclat de rire général sur le pupitre du second violon Gutheil. » Pauline, furieuse, part alors s’enfermer dans les loges. Strauss la suit, et là commencent les légendes colportées par certains auteurs : en sortant de la loge, on lui aurait demandé quelle punition il prévoit pour l’insolence de Pauline, et il aurait répondu : « Je vais l’épouser ».
D’autres se contentent d’écrire que Strauss l’aurait demandée en mariage à ce moment-là, ce qui est tout à fait faux : lorsqu’il relate l’anecdote dans ses Mémoires, Strauss écrit « celle qui était alors ma fiancée » ; on sait par les lettres échangées au cours des mois précédents que, bien qu’ils fussent déjà fiancés, l’annonce officielle ne se fit que le soir de la création de Guntram. Cette anecdote montre malgré tout que les sautes d’humeurs de Pauline venaient beaucoup d’un manque d’assurance de sa part, qu’elle ne savait exprimer que par la colère
Si les fiançailles ont été annoncées si tardivement, c’est aussi parce que Pauline n’était pas sûre de sa décision, et passa presque tout le temps séparant les fiançailles secrètes des publiques à écrire des lettres désespérées à « [s]on cher Monsieur Strauss » pour lui dire que bien qu’elle soit très heureuse, elle est tout de même « parfois saisie d’effroi. Serai-je capable d’être ce que vous voulez et ce que vous méritez ? » Sa crainte principale étant sa propre carrière : elle ne veut pas abandonner le chant tout de suite, et voudrait « au moins un triomphe à présenter fièrement à [son] maître respecté. »
Sans qu’elle puisse être qualifiée de féministe comme on l’entend de nos jours, on s’aperçoit qu’elle avait une pensée très moderne pour l’époque, ne voulant pas sacrifier sa carrière pour se « transformer soudain en maîtresse de maison modèle ». Dans les lettres échangées avec son père et sa sœur, qui essayaient à tout prix de la convaincre d’épouser Strauss sans plus de questionnements, la même idée revient en permanence, qu’être cantatrice était tout ce qui importait pour elle. Pourtant, Strauss ne lui a jamais demandé de renoncer à son art. Pauline apparaît donc comme tout aussi passionnée que Richard, et c’est bien là le fondement de leur entente : la musique avant tout.
Comment Richard pourrait-il ne pas comprendre l’attachement profond de Pauline à la musique, au chant, puisque c’est certainement une des raisons pour lesquelles il est tombé amoureux d’elle ? D’après les lettres du Général de Ahna à sa fille, il paraît d’ailleurs avoir vécu la crise avec beaucoup de patience, et sans s’emporter contre Pauline, comme s’il savait que c’était son caractère de douter ainsi, mais qu’elle finirait par revenir à la raison. Ce qu’elle fit, bien sûr, et le mariage eu lieu le 10 septembre 1894 à Marquartsein.
Bibliographie
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