Sacrée « Révélation artiste lyrique » aux dernières Victoires de la Musique Classique, la mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre nous présente, dans cet entretien réalisé à l’Opéra Comique, la création lyrique de Christophe Rousset, Phia Ménard et Eric Reinhardt et cette nouvelle prise de rôle. Elle y évoque également ses projets avec le luthiste Thomas Dunford, l’exigence de la pratique du disque et ses inspirations lyriques.
Lea Desandre, parlez-nous un peu de cette collaboration artistique avec Éric Reinhardt, Phia Ménard, Christophe Rousset, et surtout de cette création lyrique qu’est Et in Arcadia ego ?
Cette création est née d’une demande de l’Opéra Comique à Christophe Rousset et plus précisément, d’une demande de direction de projet. Après plusieurs réflexions et échanges, ils ont décidé d’opter pour une forme d’opéra-ballet autour d’œuvres de Jean-Philippe Rameau. Rameau avait lui-même pour habitude de changer les textes de ses livrets d’opéra pour réadapter sa mise en scène dans les formes auxquelles il était coutume de jouer. Suite à cela, Olivier Mantei, directeur de l’Opéra Comique, a fait appel à Phia Ménard pour s’occuper de la mise en scène. En parallèle, Christophe Rousset a donné une liste d’environ 120 pièces à Éric Reinhardt, qui s’est vu confier l’aspect dramaturgique du projet, tout en respectant le cadre de la mise en scène posé par Phia Ménard.
Et quel était ce cadre de mise en scène ?
Phia Ménard travaille beaucoup sur la matière. Le travail qui a été fait sur cette production s’est construit autour de celle-ci et des éléments qu’elle a su utiliser sous diverses formes pour en faire mon unique partenaire sur scène. Pour travailler cette matière, il y a notamment plusieurs obligations telles que celle de la fonte de la glace du premier tableau, par exemple. Chaque tableau dispose ainsi d’un timing bien précis dont le dramaturge devait tenir compte.
Dans cette création, vous allez interpréter une femme de 95 ans. Aujourd’hui, vous en avez 24. Comment approchez-vous ce saut dans le temps ?
Tout d’abord il faut préciser que je suis la projection mentale de Marguerite. L’idée proposée par Phia Ménard est que l’âge physique est dissociable de l’âge mental. Cette femme a donc le vécu d’une femme de 95 ans mais est restée à l’intérieur aussi fraîche que lorsqu’elle en avait 23. Le livret du spectacle veut que Marguerite ait eu un échange avec une voix, au court de sa vingt-troisième année, lui proposant en échange de la célébrité, la connaissance du jour de sa mort. Le spectacle est une dilatation de la dernière seconde avant sa mort, moment où elle passe en revue les différentes étapes de sa vie : l’enfance, la maturité et la vieillesse.
Toute personne peut donc se retrouver dans cette Marguerite ?
Oui, d’autant plus que jusqu’à présent – nous n’en sommes encore qu’au stade des répétitions – Phia Ménard n’a pas souhaité marquer ou affecter le personnage. Chacun peut donc s’y reconnaître. Son travail laisse une grande part de liberté au spectateur, lui permettant de laisser jouer son imaginaire en superposition des images proposées. Les tableaux se métamorphosent, comme par exemple avec la fonte des éléments, et proposent au spectateur de vivre, avec Marguerite, par l’empathie et les sens, une véritable introspection.
Vous êtes donc toujours toute seule sur scène ?
Absolument ! C’est assez particulier … un des grands plaisirs que j’ai à l’opéra c’est la rencontre avec de nouveaux collègues, le partage, la naissance d’amitiés et d’une équipe capable de se souder et de s’allier pour parer les difficultés. Le partenaire est aussi un point fort grâce auquel le jeu peut varier et les intentions diffèrent. J’ai dû trouver cette force et je l’ai trouvée dans la matière. Bien que je ne dialogue pas avec elle, je la sens ! La matière et les éléments sur scène étant en perpétuel mouvements, ils se sont trouvés être de magnifiques partenaires. Et qui dit matière dit technique. Il y a sur scène une sacrée équipe pour gérer les machineries, nous avons même notre équipe dites d’« esquimaux » en charge de la chambre froide.
On observe de l’extérieur que vous avez une prédilection pour le répertoire baroque. Dans vos prochains projets d’opéra, on note notamment un Mozart à Prague et surtout, une Périchole pour une première à Salzbourg. De quelle manière envisagez-vous cette incursion dans ce répertoire ?
Ce qui s’est passé c’est que par ma formation au conservatoire et par les leçons privées, j’ai été amenée à aborder dans l’ensemble, tous les répertoires. Cette prédilection pour la musique baroque, je la dois surtout aux Jardins des Voix et à William Christie, grâce à qui, j’ai pu approfondir ce style. Mes études avec Sara Mingardo, qui connait très bien ce style, mais pas que, m’ont aussi guidée vers ce répertoire. Elle me disait que pour commencer à travailler, ce répertoire me demanderait une grande discipline – notamment dans l’art du recitar cantando, de la souplesse de l’instrument – avec un orchestre de taille moins conséquente, idéal pour une jeune chanteuse. A présent, mon objectif est de me diversifier pour continuer à apprendre et me nourrir, notamment chez Mozart.
Je chanterai mon premier Annio cette année puis viendront Chérubin, Despine, Zerlina etc. J’ai par ailleurs, plusieurs projets Offenbach après celui de la Périchole à Salzbourg. Varier les répertoires me fait du bien vocalement et mentalement. C’est comme les saisons : on savoure d’autant plus le retour du printemps que parce que l’on en a été privé quelques mois.
… donc vous faîtes également du lied et de la mélodie ?
Oui, principalement de la mélodie ! Cela me tient beaucoup à coeur. J’essaye d’en faire le plus possible. Il y a tellement de compositeurs à explorer que j’ai du mal à choisir. L’alliage de la poésie et de la musique, quand elles sont de qualité, tient du divin. Cette année, j’ai la chance de pouvoir donner un récital avec la pianiste Sarah Ristorcelli autour de mélodies de Reynaldo Hahn, Debussy, Chausson, De Severac, Fauré et Berlioz.
On remarque également qu’à côté de vos dates à l’opéra, vous avez de nombreux récitals avec le luthiste Thomas Dunford. Que vous apporte ce répertoire de musique de chambre ?
La musique de chambre m’est essentielle. Elle demande un grand travail d’écoute, de souci du détail et de recherche musicale. A l’inverse des plannings d’opéras qui sont extrêmement serrés et codifiés, ici on s’autorise à avoir du temps, ce qui nous permet de nous connaître, de laisser mûrir les œuvres et de créer un son « ensemble ». Il y a un rapport de l’intime nécessaire en musique de chambre. La recherche de couleurs et dynamiques est fascinante. Nous nous risquons à des choses qui ne seraient pas réalisables à l’opéra de par la taille de la salle ou l’effectif de l’orchestre. On peut sentir qu’un réel lien se créé avec le public, plus privé et humain. Pour ces projets avec Thomas Dunford, nous sommes deux êtres, nous même, avec notre musique, sans artifices ni personnages construits, face au public, c’est passionnant. Nous avons conçu différents programmes, musique française, anglaise et italienne, afin d’explorer au maximum tout ce que la musique a à nous offrir. D’ailleurs, en juin prochain, Thomas Dunford créera son ensemble, Jupiter, une communauté de musiciens qu’il a eu la chance de rencontrer au fil des années. J’aurai la chance de participer à ce premier projet très exaltant !
Cela sera donc une sorte de collectif ! Qui prendra part à cette expérience et quels seront vos premiers projets ?
Absolument ! Chaque musicien invité à rejoindre ce projet est brillant dans la maîtrise de son instrument, et ils sont reconnus pour la plupart en tant que solistes. La grande liberté que chacun a pu acquérir avec son instrument et le choix d’une recherche et compréhension commune de la musique devraient permettre de rendre avec passion, force et émotion toute sorte de répertoire abordé. L’équipe évoluera en fonction des répertoires et effectifs requis. Ce premier projet tournera autour de Vivaldi avec des airs et concerti. Thomas Dunford a souhaité travailler en équipe de « un par voix » avec Jonathan Cohen, Jean Rondeau, Peter Whelan, Nicolas Altstaedt, Sophie Gent, Douglas Balliet, Théotime Langlois, Louis Creach’ et Jérome Van Waerbeke. La sélection des pièces est splendide, il y aura de nombreux tubes de Vivaldi comme on les aime ! La tournée débutera au festival de Saint-Denis, puis au Festival de Saintes, d’Innsbruck, à l’auditorium du Louvre … etc. Ce projet sera par la suite enregistré chez Alpha à l’automne.
Du coup, avec Jupiter, vous pourrez déjà sortir votre 5e CD. Est-ce que la pratique du disque est quelque chose d’important pour vous ?
Il y a vraiment 3 exercices différents pour moi en tant que musicienne : l’opéra, l’oratorio/la musique de chambre et le disque. Au disque il faut être extrêmement attentif à la qualité du son car tout s’entend, il y a aussi quelque chose de très semblable à la musique de chambre, ce côté intime que l’on évoquait tout à l’heure puisque finalement, nous sommes très proches de l’auditeur. Il y a aussi un devoir de lâcher prise et d’acceptation de ses limites au moment dit : admettre que demain, dans 2 semaines, 8 mois, 1 an, 5 ans, cette pièce sera différente. Le disque m’a permis de progresser.
Il y a de nombreuses choses qui nous échappent lorsque l’on chante et le disque permet d’en prendre conscience et de s’améliorer. Il y a un aspect un peu plus déplaisant dans le disque qui est le côté marathonien : devoir enregistrer le maximum de musique en un temps imparti. Il faut être extrêmement prêt pour canaliser son énergie. Il faut accepter que les prises ne soient pas infinies, qu’il y a un planning à respecter et faire confiance à l’ingénieur du son.



Donc le disque est aussi un outil pour mûrir cet apprentissage du chant …
Complètement ! J’ai appris toute ma vie et compte profiter de tout le temps qui me reste pour apprendre encore beaucoup de choses. J’en suis encore à un stade où je sens que, pour la pérennité de mon instrument, il faut que je continue à apprendre et à être à l’écoute de mon corps. L’instinct a ses limites. Il est magique un certain temps mais demande à être consolidé par la connaissance.
Je suis très heureuse de toutes ces expériences d’enregistrements. Je sais qu’à l’opéra, il y a vraiment un rebondissement du « jeu de l’instant », de l’énergie du soir, que ce soit celle de la salle, de ses collègues ou de soi. Lorsque nous sommes sur scène, la musique n’est pas l’unique préoccupation du spectateur. Il est venu voir un spectacle donc de la musique, des costumes, des acteurs, une mise en scène. Au disque, la musique est notre unique espace de jeu. Le challenge pour moi est de la servir, elle uniquement, sans affectation du jeu ou d’un caractère qui nous a été demandé de respecter. Je décortique les partitions pour y trouver des réponses, comme une énigme d’Agatha Christie « qu’est-ce qu’a voulu dire le compositeur ? ». Ma pensée n’est que pour la musique alors que sur scène j’ai souvent la sensation qu’il me faudrait plusieurs cerveaux pour tout mener à bien pour entrer au bon endroit, ne pas trébucher dans le fauteuil en reculant, regarder le chef et ne pas rater mon départ, et me dire « attention voilà mon collègue ! ah il est entré à jardin, il n’a pas dû avoir le temps de faire le tour, zut la lumière, je suis trop à l’avant-scène, ah le chef prend plus vite ce soir, qu’est-ce que je chante après, j’ai oublié mon texte … ah non c’est bon ! » [rire].
Lorsque vous n’êtes pas sur scène, que faites-vous ?
J’aime prendre soin de mes proches et de moi-même. Je développe une nouvelle passion qui est la cuisine ! Par exemple hier, pour mon jour de pause, j’ai passé ma journée en cuisine. Je me suis prise aussi d’amour pour le yoga qui mêle le mental et le physique et qui par-dessous tout est pratique quand on voyage. Je me suis également plongée ces derniers temps dans l’aromathérapie et plus récemment dans la chromathérapie.
Et de quoi s’agit-il ?
C’est une méthode thérapeutique qui s’approche de l’acupuncture mais à la place d’aiguilles, le traitement est basé sur certaines longueurs d’ondes de la lumière, susceptibles d’avoir un effet biologique ou psychique sur l’organisme. Pour cette pratique, il est requis de n’avoir aucun contact avec la lumière bleue après les séances, cela pourrait altérer ses bienfaits. Ces moments m’ont permis de me retrouver, poser téléphone et ordinateur, prévenir mon entourage que je ne suis pas joignable et revenir à des plaisirs simples : ne rien faire, se balader, faire des activités manuelles. De beaux moments pour se retrouver face à soi et lâcher prise.
Est-ce que vous allez à l’opéra ?
J’essaye d’y aller le plus souvent possible, tout autant que le théâtre qui me fait probablement encore plus de bien car il m’ouvre à une autre forme d’art et de réflexion. Habitant Paris, nous avons la chance d’avoir une grande offre de spectacles avec d’incroyables et inspirants artistes.
Et qui vous inspire Lea ?
Il y en a beaucoup !!! Mais pour ne pas citer toujours les mêmes … j’ai eu la chance de rencontrer Anne Sofie von Otter avant les fêtes, moment rêvé pour me refaire son intégrale au disque. La musique de cette femme me fascine, qu’elle chante Häendel, Gluck, Berlioz ou Barbara. J’ai hâte qu’elle revienne à Paris. D’ailleurs, production que j’attends avec impatience : la reprise du Dialogue des Carmélites avec une équipe au-delà du rêve : Anne Sofie von Otter, Véronique Gens, Sabine Devieilhe, Patricia Petibon, Stanislas de Barbeyrac, Jérémy Rohrer, Olivier Py. Là c’est une occasion immanquable ! On y va les oreilles et le coeur grands ouverts, on se sent vivant et l’on fait « aaaah » [en soupirant d’aise…].