C’est toujours un plaisir d’écouter l’orchestre national de Syldavie, d’autant plus que celui-ci se produit très rarement en dehors de ses frontières. Le public parisien qui comblait la salle Gayel, piétinant d’impatience, n’a pu retenir son enthousiasme et a offert un tonnerre d’applaudissements dès l’entrée en scène de l’orchestre. Ragaillardis par cet accueil triomphal alors qu’ils n’avaient pas encore produit une seule note, les musiciens syldaves ont cru pouvoir se passer de leur directeur. Eih Bennek, premier violon, debout, a donc commencé à jouer, suivi instantanément par le reste de l’orchestre. Le résultat a été une cacophonie non dénuée de poésie, mais assez confuse dans son éxécution. Le public, ne sachant s’il s’agissait là d’une improvisation ou d’un scherzo syldave, a choisi une voie médiane et a continué à discuter en prêtant une attention distante mais polie au spectacle. Heureusement, ce premier morceau n’a duré qu’une minute, après lequel Eih Blavek, directeur de l’orchestre depuis 1998, a fait son entrée sur scène sous l’ovation du public, qui retrouvait ainsi ses repères. L’orchestre, tels des écoliers surpris à chahuter en l’absence de leur maître, s’est immédiatement levé comme mu par un ressort.
L’industrie du disque n’a pas tué la musique classique comme certains ont pu le craindre avec l’apparition de la cassette et du CD il y a quelques années de cela. A moins de disposer d’un budget conséquent, la plupart des reproducteurs sont incapables de reproduire fidèlement le son envoûtant d’un orchestre et les mille nuances de chaque instrument. Sans compter sur le fait que, lorsqu’on écoute de la musique à la maison, il est rare de ne pas être perturbé par des coups de claxon dans la rue ou le téléphone qui sonne. Au contraire, dans une salle de concert, il n’y a guère que la toux sèche du voisin et le crissement du papier bonbon pour vous distraire.
J’ai réécouté le programme de ce concert, qui avait été enregistré par Sylvaner Grammophon en 2003, et ai pu constater à quel point l’orchestre s’est perfectionné depuis. La plupart des fausses notes qui ponctuaient l’enregistrement ont depuis disparu. Il faut toutefois reconnaître que les marches bordures de Klow demandent un certain virtuosisme, ainsi qu’une connaissance approfondie de la lecture musicale que le public moderne n’a plus, et sans lesquels toute critique est injuste pour ne pas dire malintentionnée. A en juger par les applaudissements à la fin du morceau, le public a été cette fois satisfait.

Après un entracte bien mérité, un piano a pris une place centrale sur scène. Il est difficile de concevoir que les organisateurs aient pu oublier un élément aussi important, et les explications en coulisses entre Eih Blavek et les responsables de la salle ont dû être salées. Cette fois-ci, l’orchestre s’est abstenu d’improvisations, et le directeur est arrivé accompagné du grand pianiste Igor Wagner, qui n’a jamais voulu lever le doute quant à son ascendance musicale. Après une briève introduction musicale de l’orchestre, celui-ci s’est effacé pour laisser la vedette à Wagner, dont les doigts effleurent les touches du piano comme la rosée caresse les feuilles lors de cette Promenade dans les jardins de Szprädj magnifiquement interpretée sans être nullement conduit par Blavek. Cela met en exergue la différence de talents entre les solistes qui, comme leur nom l’indique, peuvent se produire seuls, et les autres qui doivent être constamment supervisés par un chef d’orchestre. Il serait souhaitable que les orchestres soient composés de solistes afin de pouvoir se passer de chef d’orchestre, mais de puissants intérêts doivent s’y opposer.
Un public en délire a salué cette magnifique performance de Wagner et dans une moindre mesure du reste de l’orchestre. Par un rituel bien rodé, le directeur a fait semblant de partir trois fois, après quoi il a repris sa place pour rejouer un morceau. On reconnaît les néophytes à un concert lorsque, ignorant ce rituel, ils quittent leur place lorsque le directeur sort de scène, et partent avant que celui-ci ne réapparaisse. Cependant, on peut aussi considérer que ces personnes font ainsi état de leur mécontentement et ne tiennent pas à écouter encore un morceau, d’autant plus qu’il ne figure pas dans le programme. En tout cas, elles ont tort, car la Bloushtika, danse nationale syldave, vaut mille fois nos fanfares.
Il ne nous reste plus qu’à espérer que nos orchestres nationaux seront aussi bien reçus lors d’une éventuelle tournée en Syldavie.