Des tapis sur la scène, des tapis d’Orient. Un piano, une basse, des percussions. Deux loges d’artiste avec miroirs sans tain. Décor peu commun pour accueillir les mots de Shakespeare. Les Sonnets de Shakespeare. Dans mon esprit, les Sonnets étaient un recueil de poèmes de la fin de la vie du dramaturge dans lesquels on trouvait quelques clés de son parcours : l’homosexualité, l’amour, quelques réflexions philosophiques souvent antisociales d’un poète qui a connu le succès et donc la jalousie de ses contemporains. Je n’aurais pu en citer aucun, tout en étant sûre d’en avoir lu… ou entendu ? Oui, c’est bien ça, alors que j’entrais dans le Petit Théâtre du Quartz m’est revenu confusément le souvenir d’avoir il y a quelques années entendu quelques-uns de ces sonnets accompagnés par un violoncelle seul. A dire vrai, c’était un peu ennuyeux et je n’en avais gardé aucune image claire -pour ne pas parler des mots. Alors là, les tapis, la basse, les percussions… Elle entre, chemisier cintré rouge sang, souliers à talons, mélange de page élisabéthain et de signes extérieurs de féminité. Elle entre et chante.
Norah Krief joue quand elle chante. Sa voix raconte des oxymores et remplit le théâtre d’une gouaille rêveuse, d’une plénitude éraillée, d’une clarté gutturale. Le page tape son verre sur la table en disant des gros mots pour que l’aubergiste le remplisse, quelque part au fond d’une taverne cernée de poignards et de rires dans les vapeurs de Londres. Un saut, un trille, un aigu et la voilà fille de Mahagonny, Jenny déhanche sa complainte et refait son rimmel devant le miroir de sa loge. Les mots sont malaxés, pétris dans la voix de Lady Norah. Le sonnet, genre un peu désuet, un peu précieux, nous ennuie, nous rappelle le nouveau-né de Trissotin et la fièvre de la princesse Uranie.
Le ragoût d’un sonnet, qui chez une princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse
Il est de sel attique assaisonné partout
Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût
(Les Femmes Savantes, Acte III scène 2)
Qu’à cela ne tienne. Pascal Collin, le traducteur, part à l’assaut des vers. Il n’en est pas à son coup d’essai, le théâtre de Shakespeare tout entier est passé au fil de sa langue. Les mots claquent, le verbe est charnu, charnel, moderne et compréhensible. Une poésie franche, aussi loin de Bonnefoy que Bonnefoy est près de Shakespeare, mais terriblement shakespearienne, tragique, épique. “Ah, s’il vous plaît, encore une fois quoi qu’on die” (ibid.) ! Ah, s’il vous plait, encore une fois “Moi ton esclave” ou “L’esprit tendu vers la chair“. Les mots en anglais sont aimés, eux aussi. Lady Norah n’a pas l’accent d’Oxford, ni celui de Stratford upon Avon. Tant mieux, nos oreilles froggies ne l’en comprennent que mieux ! Two loves I have.
Et la musique, alors ? Bah oui, quoi, le piano, la basse, les percussions, ils sont là, ils jouent, il n’y en a pas que pour elle ! Et comment ! Bluettes à la Joan Baez, complaintes à la Kurt Weill, mélodies tendues de l’univers des Doors et des Stones, quelques fulgurances bowiennes, servies par des arrangements minimalistes qui font la part belle au chant. La voix de la rock star du sonnet ne faiblit pas, saute de l’un à l’autre, jaillit de la basse, rebondit à pas feutrés sur les tapis d’Orient et plonge dans le piano. “J’ai fait bien attention“, nous dit-elle pour finir, Lady Norah. Je songe que nous aussi, il faudra que l’on fasse bien attention en sortant : si vous écoutez bien attentivement, vous entendrez les mots de Shakespeare résonner dans le tumulte de la ville car dans sa hâte, Norah les avait avalés vivants !
Épilogue : une semaine plus tard, l’auteure de ces lignes, fourbue après une grande balade en bord de mer dans la douceur insolente et le soleil radieux de ce mois de janvier, toqua à la nuit tombante à la porte du café Théodore, café militant qui allie une superbe programmation de spectacle vivant à un cadre apaisant et de très bonnes bières. Un coup d’œil sur le programme : ce soir c’est le Shakespeare Trio. Les Sonnets par un trio de jazz, émanation récente d’un septet ancien, le Shakespeare Project. En français (traductions Collin et Bonnefoy !), en anglais parfois, en talent toujours. Une voix, un saxo, une platine informatique qui engloutit ses deux compères et les régurgite pour mieux les accompagner. Le jazz est loin mais le résultat est bon. Est-ce que je ne tiendrais pas mon titre ? That’s the question.