Dans cette Traviata de Verdi au Théâtre des Champs-Élysées, la jeune soprane Vannina Santoni incarne l’héroïne Violetta Valéry de façon bouleversante, portée par la mise en scène de Deborah Warner.
Entre 1851 et 1853, Giuseppe Verdi s’impose en Europe avec sa trilogie d’opéras comprenant Rigoletto, Le Trouvère et La Traviata. Figure représentative du nationalisme italien, Verdi est un compositeur que l’on écoute beaucoup et qui, jusqu’à aujourd’hui, est un des plus joué sur les scènes lyriques internationales. Pour rendre hommage à cette partition, Le Cercle de l’Harmonie, placé sous la direction de Jérémie Rhorer, s’engage dans une démarche d’authenticité en remettant sur la table les questions de diapason et d’instrumentation. Pas question de se fier aux productions acceptant le la 442 ou les instruments modernes, ce soir, le Théâtre des Champs-Elysées se replace au milieu du XIXe siècle, au moment où les instruments et l’orchestration connaissent leurs plus importantes mutations et leur évolution la plus significative (pensons notamment au Traité d’orchestration de Berlioz en 1843). Le la à 432 Hz et les instruments sont d’époque. Une sonorité particulière nous arrive alors de la fosse d’orchestre, plus boisée et peut-être plus fragile. Un orchestre qui saura, au même titre que les chanteurs du Chœur de Radio France, porter le drame verdien de façon convaincante.
La scène accueille des musiciens mais aussi des acteurs. Pour les plus grands interprètes, ils ne font qu’un. C’est d’ailleurs ce qui serait à déplorer pour la famille Germont. Saimir Pirgu dans le rôle d’Alfredo Germont nous laisse un peu sur notre faim. Bien que ses qualités vocales et musicales soient indéniables, il manque à l’interprète une liberté scénique. Ce personnage est sympathique mais manque de passion. Le fils Germont ressemble de ce fait à son père. Laurent Naouri incarne Giorgio Germont. Au bout d’une longue et remarquable carrière, le baryton-basse maîtrise et enchante le public du TCE mais, au même titre que Saimir Pirgu, pêche lui aussi par réserve scénique.
Ce n’est pas la première Traviata de Déborah Warner. La metteuse en scène britannique se distingue sur les scènes de théâtre et à l’opéra. Un soin dans le choix des couleurs de chaque scène, une volonté d’économie, le charme de personnages muets et l’intégration de danseurs donnent un cachet laissant place à une interprétation ouverte de l’œuvre.



Une relation étrange mais intéressante est proposée entre l’héroïne et sa maladie. On comprend que Violetta souffre de phtisie, un mal incurable qui la ronge pendant tout l’opéra et l’affaiblie un peu plus chaque jour. Cet épuisement, cette atrophie et cette lassitude prennent chair sur scène avec une autre jeune femme, muette, qui n’est autre que le double malade de Violetta. Même silhouette, même cheveux, même teint. Serait-il possible qu’on ait choisi deux jumelles dans ce rôle ? C’est improbable mais cette question naïve dévoile l’efficacité du subterfuge. Et cette maladie, elle aussi jeune et charmante, la suit malgré tout et souffre à sa place. L’héroïne l’ignore, l’évite, la raille et la malmène. Mais elle revient toujours, de plus en plus atrophiée, et accueille enfin, dans un geste maternel, Violetta gisant sur le sol à la fin du deuxième acte. L’héroïne se laisse envahir par cette maladie jusqu’à ce qu’elles ne forment plus qu’une seule et même personne au troisième acte. Lors du dernier lever de rideau, on doute encore de celle qui est allongée en chemise blanche dans cette chambre d’hôpital. Est-ce la maladie qui s’essouffle ou est-ce Violetta ? Lorsque cette ombre pâle commence à chanter, un frisson nous gagne ; c’est le présage d’une fin tragique et proche.
“La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce, alimentée par l’état continuellement maladif de cette fille, avaient éteint en elle l’intelligence du mal et du bien que Dieu lui avait donnée peut-être, mais qu’il n’était venu à l’idée de personne de développer“
La Dame aux Camélias, Chapitre 1, Alexandre Dumas fils
La magnifique Vannina Santoni revêt un rôle écrit pour elle, pour sa beauté directe, lisse et sans artifices, pour sa jeunesse douce et sa silhouette ondulante. Il est difficile de s’imaginer cette héroïne autrement qu’en rouge et l’on souhaiterait que cette couleur lui fût canonique car elle cristallise toute la passion de cette jeune femme pour la vie, pour l’amour, pour l’ivresse et même pour la mort. Dans la chaleur frivole des salons parisiens qui sont l’antichambre de sa perte certaine, elle vit tout et sent tout plus intensément que les autres. D’abord pleine d’aplomb, elle tremble et apostrophe la mort qui veut lui ôter sa jeunesse et son bonheur. Alors que tout s’arrange, Violetta va mourir. Dans une dernière lueur, elle s’avance vers le bord de la scène, au plus près de l’orchestre et de Dieu, et hurle son adieu à la vie, telle une figure christique, en étreignant une dernière fois ce monde qu’elle quitte dans un déchirant “oh joie !”.