Les attentats du 11 septembre
Ground Zero, 11 septembre
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De l’événement qui dépasse l’entendement

8 minutes de lecture

Le 11 septembre 2001, le monde entier s’est trouvé sidéré de voir deux avions percuter les deux tours du World Trade Center. Auteur aux éditions Musica Falsa du livre Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence, Lambert Dousson est l’invité de l’émission Métaclassique “Sidérer”.

Extraits tirés de l’émission Metaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

La sidération peut vouloir dire que le choc fait à l’entendement repousse celui qui l’éprouve hors de ses capacités à se représenter ce qu’il a vu. Mais la sidération est aussi ce que peut éprouver un individu face à une œuvre d’art qui le fait toucher au sublime. Alors commence une troublante et insupportable analogie entre le 11 septembre 2001 et une œuvre d’art. Pour autant, aucun journaliste n’a été inquiété pour avoir qualifié l’évènement du 11 septembre de sidérant. Cinq jours plus tard, le 16 septembre, au cours d’une conférence de presse donnée à Hambourg, le compositeur Karlheinz Stockhausen qualifie ce qui est arrivé de « la plus grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée ». Un journaliste demande alors : « N’y a-t-il aucune différence entre une œuvre d’art et un crime ? » Le compositeur répond : « Bien sûr ! Un crime, c’en est un, vous le savez, parce que les êtres humains n’étaient pas d’accord. Ils ne s’étaient pas rendus au concert. C’est clair. Et personne n’était là non plus pour leur annoncer : ‘Vous pourriez y passer’. Moi non plus. Donc en art ce n’est pas aussi grave. Mais ce qu’il s’est passé de spirituel, ce saut hors de toute certitude, par-delà l’entendement, au-delà de la vie, cela se produit parfois également poco a poco dans l’art. Ou bien l’art n’est rien. »

S’ensuit une tempête médiatique sans commune mesure avec celle déclenchée en 1827 par la publication par Thomas de Quincey de l’essai De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, ni par la définition donnée par André Breton en 1930 dans le Second manifeste du surréalisme : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ». Comme le dit Lambert Dousson : « Indignation et réflexion ne s’excluent pas ».

Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence, de Lambert Dousson
Stockhausen et le 11 septembre. Essai sur la musique et la violence, Lambert Dousson

Chaque fois que l’on s’est exprimé sur le 11 septembre 2001 autrement que sous la sidération, pour essayer de conceptualiser ce qui est arrivé, il y a eu problème. Au point que Jacques Derrida, dans Le « Concept » du 11 septembre, désigne lui-même la déclaration de Stockhausen comme un dérapage, une provocation à bon marché. Est-ce à dire qu’il ne pouvait pas l’entendre comme un acte de pensée ?

Dans le contexte des événements, où tout le monde est évidemment choqué par les milliers de morts et l’acte de barbarie qui vient d’être accompli sous les caméras du monde entier, il est alors impossible de surmonter cette sidération. En revanche, ce qui est étonnant de la part de Derrida, et c’est ce que j’essaie de montrer dans la deuxième partie de mon livre, c’est qu’en même temps qu’il condamne la fameuse déclaration de Stockhausen, lui-même ne peut pas s’empêcher de voir aussi dans les attentats du 11 septembre un événement non seulement esthétique, spectaculaire, mais surtout un événement qu’il nomme lui-même « sublime ».

 

Donc, parce que cela dépasse l’entendement, on a recours à une catégorie comme le sublime, qui est précisément l’arc-boutant sur lequel Stockhausen se tient, quand il fait sa déclaration…

Lui-même n’utilise pas le terme de « sublime ». Ce que j’ai essayé de montrer, c’est que sa phrase révèle à la fois quelque chose qui vient de lui-même, de son esthétique, de son propre rapport à la musique et au matériau musical, mais qu’elle correspond également à une situation dans laquelle tous les hommes politiques, et les médias se sont retrouvés, et où nous tous nous nous sommes retrouvés. Cette situation, c’est la spectacularisation de la politique. C’est pour cela que j’ai essayé, au-delà du caractère insupportable de la phrase de Stockhausen, de voir quelle vérité politique elle contenait. Cette vérité politique, c’est une vérité particulièrement choquante, parce qu’elle révèle qu’une même rationalité esthétique rapproche deux camps politiques totalement opposés : le camp de la démocratie américaine qui vient d’être frappé par des attentats d’une ampleur inégalée, et le camp des terroristes d’Al-Qaïda eux-mêmes. Cette logique esthétique, c’est celle de la spectacularisation de la politique, ce que Walter Benjamin a nommé « esthétisation de la politique ». On sait que cet attentat a été organisé pour être immédiatement reproduit à la télévision et passé en boucle dans le monde entier ; il fait appel à cette espèce d’inconscient cinématographique hollywoodien que nous avons tous, et qui nous donne cette impression de déjà-vu. D’un côté, donc, le spectacle de la terreur, et de l’autre côté, on a une Amérique, en tout cas un pouvoir politique américain, qui se donne en spectacle, s’exhibe comme une superproduction hollywoodienne. C’est la doctrine militaire du « shock and awe» (choc et effroi) mise en œuvre en Afghanistan et en Irak ; c’est le célèbre discours de George W. Bush sur les ruines fumantes du 11 septembre, Bush qui s’adresse à la nation le mégaphone à la main comme un héros hollywoodien, comme dans ces « Inspirational Speeches. » que l’on voit dans les films : Bush qui nous rejoue Independance Day ou la fin du Dictateur de Chaplin.

Je rappelais que la comparaison de Stockhausen entre crime et œuvre d’art suit cette question d’un journaliste : « N’y a-t-il aucune différence entre une œuvre d’art et un crime ? » C’est lorsqu’il il amène le mot de « crime » dans le débat que commence le malentendu…

Cette conférence de presse a lieu lors d’un festival de musique à Hambourg, où l’on allait jouer des œuvres de Stockhausen, notamment des extraits de sa grande heptalogie Licht. À un moment donné, un journaliste demande à Stockhausen ce qu’il pense de ce qui s’est passé à New York le 11 septembre, le compositeur ayant toujours prôné une sorte d’amour universel que sa musique était chargée d’exprimer et surtout d’instaurer. Le journaliste veut savoir si ces attentats, en tant qu’ils incarnent une haine meurtrière contre l’humanité, ne signeraient pas l’échec total de la musique de Stockhausen. Et celui-ci répond que ce qui s’est passé est la plus grande œuvre d’art jamais accomplie ! Le grand malentendu qui est à l’œuvre entre les journalistes et Stockhausen, c’est que le mot « crime » et le mot « art » n’ont pas le même sens selon qu’on est un journaliste ou qu’on est Stockhausen. Il y a malentendu quand on croit, à tort, être d’accord sur le sens des mots.

Mais ce malentendu était presque programmé. Stockhausen explique que la différence entre le 11 septembre et une œuvre d’art, c’est le fait que les gens n’étaient pas venus pour mourir, et non le fait qu’ils soient morts.

Pourquoi y a-t-il crime dans les attentats du 11 septembre ? C’est que les gens, explique Stockhausen n’étaient pas d’accord pour mourir. Mais l’idée de Stockhausen, c’est qu’il n’y avait pas besoin d’un accord, car ce qui s’est passé est tellement extraordinaire que cela a recréé cet accord. Autrement dit, ce n’était pas un suicide, mais un sacrifice. Évidemment, cette idée est insupportable d’un point de vue moral, mais elle nous renvoie à l’espèce de théologie de Stockhausen, selon laquelle pour qu’il y ait une réconciliation humaine, il faut qu’il y ait une apocalypse, un anéantissement des corps. Ce qu’il peut y avoir d’intéressant philosophiquement, mais également de dérisoire en réalité, c’est la posture que va prendre Stockhausen, celle d’un prêtre ou d’un apôtre cherchant à convertir son auditoire, les journaliste, les pousser à croire en ce qu’il s’est passé véritablement  le 11 septembre, « ce qu’il s’est passé de spirituel » comme il dit : la résurrection de 5000 personnes.

Stockhausen a toujours été habité par l’idée que la musique avait pour but de convertir l’humanité, de la transfigurer, de la faire ressusciter – il cite la parole de Saint-Paul : « Revêtez l’habit neuf ». On est véritablement dans une théorie de l’effet de la musique, un effet de conversion au sens religieux du terme. Le malentendu désigne cette distorsion dans la communication entre des gens, mais c’est également, au sens littéral, un phénomène sonore qui n’a pas été assez fort pour être entendu. Il y a là quelque chose de propre à la musique de Stockhausen : elle doit se faire projectile, au point de vue métaphysique, elle doit frapper les oreilles, les corps, les consciences. C’est là qu’il y a une sorte de parenté entre sa musique et les attentats du 11 septembre : l’un et l’autre frappent.

 

Puisque cette émission s’appelle Metaclassique, et s’inscrit dans une recherche de dépassement des horizons donnés, j’ai été particulièrement sensible dans votre livre à cette phrase, que vous déduisez de votre double lecture de Baudrillard et Derrida : « cet “au-delà” sublime de la représentation vers lequel fait signe le “rêve” de “la musique totale”, c’est, en réalité, l’“autre côté” de la marchandise, comme ce qui définit en propre l’expérience aujourd’hui, et en comparaison de quoi il faut reconnaître que “nous, en tant que compositeurs, ne sommes absolument rien” ». J’ai remarqué que c’est souvent mal parti, quand on écrit « En tant que compositeur » dans une phrase…

C’est la leçon de la légende du Joueur de flûte de Hamelin : le compositeur voudrait à la fois être reconnu pour sa fonction sociale, tout en jouissant d’un statut d’exception.

 

On dirait que ce joueur de Hamelin est vraiment une figure importante pour vous. Vous y consacrez une sorte de postlude…

Beaucoup de musiciens, et pas seulement les compositeurs contemporains, sont à la recherche de « la note qui tue ». Et en tant qu’auditeur, ce à quoi on aspire au fond, c’est à être cloué sur place par une musique. Ce joueur de flûte de Hamelin qui séduit des animaux et des enfants, c’est le visage de la séduction sonore, à laquelle renvoient aussi le mythe d’Orphée, La Flûte enchantée, et tous ces fantasmes autour de grandes figures d’interprètes ou de compositeurs fascinants comme Farinelli ou Wagner, ces femmes qui s’évanouissent, ces gens qui deviennent fous en écoutant le Bolero de Ravel… Autour de ces fantasmes et de ces réalités portant sur ce que Juliette Volcler a appelé « le son comme arme », j’avais l’impression que l’on pouvait tirer un fil de l’histoire de la musique, dans laquelle s’inscrit Stockhausen. Ce qu’il a dit procède d’une sorte d’inconscient préhistorique, comme le cerveau reptilien de la musique.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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