Par JPRoche — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=28028122
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Du désir de chanson en musique contemporaine

7 minutes de lecture

Le musicologue Étienne Kippelen est l’invité de David Christoffel pour son émission Metaclassique Chansonner. Il a fait paraître Chanson française et musique contemporaine (Presses universitaires de Provence, 2020), un ouvrage dans lequel il examine les allers et venues entre deux territoires musicaux qui, quand ils s’investissent l’un l’autre, semblent respecter leurs frontières assez soigneusement pour tirer profit des droits de douane.

 

 

Extraits tirés de l’émission Metaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

Étienne Kippelen, partons de l’exemple de La Truite de Schubert dans la version de Francis Blanche, interprétée par les Frères Jacques sous le titre Le Complexe de la Truite. Vous écrivez que cette parodie est paradoxalement un retour aux sources de la mélodie, plus fidèle à l’original qu’il n’y paraît.

Oui, et je dirais même, plus savant encore que l’original. Ecrite en 1817, La Truite est l’un des premiers Lieder de Schubert, précisément un Volkslied, d’inspiration populaire, assez simple et chansonesque. Ensuite, Schubert en fait le mouvement d’un quintette avec piano, ce qui était une manière de passer dans un autre registre. Lorsque Francis Blanche la remanie pour les Frères Jacques, on a l’impression que la musique redevient presque plus complexe que le Volkslied d’origine, avec une polyphonie un peu plus travaillée. Ce passage entre le savant et le populaire est assez paradoxal, et le plus populaire des deux n’est peut-être pas celui qu’on croit.

 

Ce qui suffit à balayer les motifs pour lesquels chanson et musique contemporaine peuvent se repousser. D’un côté, on dit que la chanson est trop simple, de l’autre que la musique contemporaine est hermétique. Mais le Lied, dont Schubert est une espèce d’étalon, est un genre savant mais tellement imprégné de chanson… qu’il n’est pas si savant que ça ?

Absolument, surtout certains des premiers Lieder de Schubert, les Volkslieder, marqués par leurs origines populaires. Celles-ci ont nourri la musique de Schubert comme elles ont pu nourrir la musique de Monteverdi au XVIe siècle, ou de Chopin.

 

Vous dites qu’indépendamment des questions de valeur, c’est sur les notions de sublime ou de tragique que la musique savante ne veut pas se laisser assimiler à la chanson.

Oui, c’est surtout Adorno qui affirme que la musique savante ne doit pas oublier le tragique qui est son essence, sous peine de disparaître définitivement. C’est une idée entretenue de façon plus ou moins implicite dans la musique contemporaine, probablement depuis au moins un siècle pas par tous les compositeurs bien sûr. Le sémiologue Jean Molino, qui pourtant n’est pas très adornien, nous dit que la musique savante est une affaire de sublimation, d’effort, de dépassement de soi. Il y a cette idée de dépasser quelque chose qui serait un peu primaire, un peu corporel aussi, pour atteindre une conception plus abstraite et plus sublime.

 Étienne Kippelen a fait paraître aux Presses Universitaires de Provence, Chanson française et musique contemporaine
Étienne Kippelen a fait paraître aux Presses Universitaires de Provence, Chanson française et musique contemporaine

Cette idée, d’où et de quand vient-elle ? Cette séparation entre le champ du savant et la musique populaire a-t-elle lieu au XVIIe siècle, quand on distingue l’opéra buffa et l’opéra seria, c’est-à-dire le sérieux et le comique ? 

On a voulu voir en telle ou telle époque la séparation du savant et du populaire. Il est assez difficile, au fond, de donner une chronologie précise. On pourrait imaginer qu’au XVIe siècle, lorsque la polyphonie se transforme en monodie accompagnée, et que l’opéra devient un genre à part entière, savant, il se produit une première grande fracture. Mais on pourrait aussi imaginer, comme vous le dites, que le passage du seria au buffa, matérialise cette séparation entre savant et populaire. Pour Adorno, La Flûte enchantée serait le dernier ouvrage musical où se mêlent, sans problèmes esthétiques ni politiques, le savant et le populaire. Mais, chez Chopin par exemple, il n’y a presque rien de savant qui soit dénué de toute trace populaire. Il en va de même chez Liszt, et chez d’autres…

 

Vous dites que même Schoenberg avait le fantasme que l’on sifflote sa musique en sortant du concert…

C’est ce qu’il aurait déclaré aux Etats-Unis, et plusieurs de ses écrits américains sont troublants. Il semble vouloir devenir un compositeur à la mode américaine, c’est-à-dire célèbre, possédant une grosse voiture et vivant à Hollywood. Il habite d’ailleurs en Californie, joue au tennis avec Chaplin, fréquente les Marx Brothers. Il vit dans cet univers-là. Il est beaucoup plus intégré finalement dans le star-system et le cinéma que dans un univers de musique savante et austère, comme cela avait été le cas dans les années 1910-1920 en Allemagne.

 

Est-ce vraiment la mélodie qui pose problème ? Et la musique savante du XXe siècle a-t-elle commencé par se méfier de la mélodie avant de prendre ses distances avec la chanson ?

C’est probablement la mélodie qui pose problème. Varèse estimait qu’elle ramenait à quelque chose de primaire qu’il fallait absolument dépasser. Ce n’est pas le cas de tout le monde, bien sûr. Schoenberg avait un discours mélodique établi, Webern aussi, même si sa musique ne paraît pas s’inscrire dans une forme de continuité mélodique perceptible. Il est vrai que la limite a probablement été franchie dès lors que l’on a commencé à éclater la mélodie avec de grands intervalles, et non plus de petits intervalles pouvant être chantonnés, comme c’est encore le cas chez Brahms par exemple, mais plus tellement chez Schoenberg ou Webern. À partir du moment aussi où l’on a introduit du silence dans les phrases, où on les a morcelées ; cela a crée une discontinuité de la mélodie.

 

On peut tellement bien chantonner Brahms que le Poco allegretto de sa 3e Symphonie a été la source d’inspiration d’une chanson de Serge Gainsbourg, Baby Alone in Babylone. Ce n’est peut-être pas un hasard si les points de rencontre entre la chanson et ce qu’on appelle parfois la « grande musique » se font souvent sur des berceuses…

C’est vrai, peut-être aussi car c’est ce qu’il y a de plus originel : la berceuse est la première musique qu’entend le nouveau-né. La Berceuse de Brahms elle-même a aussi fait le bonheur de générations de nouveau-nés, qui se souviennent avec émotion des tourniquets des années 1980 diffusant en boucle ce morceau, avec un son relativement douteux (rires).

 

Parler de manière emphatique sur du Beethoven, Léo Ferré l’a fait , mais c’est aussi arrivé à Johnny Hallyday, dans la chanson Poème sur la 7e. Preuve qu’invoquer Beethoven sur de grandes scènes à la fin du XXe siècle, n’est pas la preuve qu’on est de gauche ?

C’est certain ! (rires) Je dirais même qu’il y a un décrochage entre l’avant-garde politique et l’avant-garde esthétique. On le voit bien chez Léo Ferré. Il se réclame d’une gauche un peu anarchiste, révolutionnaire certainement, et pourtant il est conservateur d’un point de vue musical, et même relativement intolérant par rapport à la musique de Boulez, qu’il qualifie de bourgeoise et qu’il ne comprend guère.

Cette déconnexion de l’avant-garde politique et de l’avant-garde musicale est assez présente, chez pratiquement tous les compositeurs et chanteurs engagés des années 1960 et 1970 […]

Cette déconnexion de l’avant-garde politique et de l’avant-garde musicale est assez présente, chez pratiquement tous les compositeurs et chanteurs engagés des années 1960 et 1970, extrêmement fidèles au système tonal, aux enchaînements d’accords établis depuis deux siècles au moins, et qui pour autant, sont en rupture avec le modèle politique. Cette espèce de hiatus entre le politique et l’artistique ne se résout je crois qu’à travers un cas particulier, celui de l’autrice-chanteuse Colette Magny. Ses chansons associent d’une manière singulière une avant-garde musicale et une avant-garde politique extrêmement vigoureuse.

 

Quant à Berio, il ne conçoit pas de dépouiller son langage sans passer par la citation de chansons, potentiellement anciennes et reconnaissables par tout le monde.

Berio, c’est différent. Il louvoie de façon assez nette avec ce fameux postmodernisme musical, qui ne serait pas la postmodernité de Lyotard mais le postmodernisme de la citation. On connait bien sûr sa fameuse Sinfonia, dont un mouvement est composé d’une multitude de citations de Mahler, de Beethoven…

 

…et dont vous nous aviez parlé dans un précédent Métaclassique sur la citation 

Berio compose aussi les Folk Songs, quatre ans avant. Un ensemble de chansons populaires, de tradition orale, qu’il arrange d’une manière souvent contemporaine, avec glissandos, quarts de tons, sonorités et mode de jeu un peu étranges. On retrouve cette veine décalée aussi dans une pièce peu connue, Allez hop, une sorte d’action scénique de 1952, très provocatrice, dissonante, atonale et sonoriste, mais avec au milieu deux chansons écrites dans un style jazzy des années 1930. On se demande vraiment quel est leur lien avec le reste, c’est saisissant. Il y a un goût presque inavoué de Berio – comme un péché de chair – à citer ou écrire des chansons, à s’amuser avec. Il le fait régulièrement au long de sa carrière, dès les années 1940.

 

On a vu des chanteurs qui allaient vers des expérimentations, comme Colette Magny, on vient de voir des compositeurs savants qui allaient vers la chanson. Mais c’était encore « chacun chez soi ». Parlons maintenant d’un compositeur contemporain, Samuel Andreyev, capable d’aller de part et d’autre de la frontière entre musique savante et chanson.

C’est ce que j’ai nommé la « schizesthétique », mot qui recouvre l’idée qu’un compositeur écrive de la musique contemporaine – il est formé pour cela –, mais qu’il aime aussi la musique pop, la chanson, et qu’il en écrive également. Samuel Andreyev a publié des disques de pop et des disques de musique contemporaine. Les deux sont très intéressants, on y retrouve un même goût pour la sonorité, le timbre, pour un renouvellement de l’écriture instrumentale, une même recherche esthétique, bien qu’elle s’exprime tantôt via une harmonie d’accords parfaits tantôt de façon atonale. Souvent, ces deux mondes sont relativement étanches. Dans la musique contemporaine il n’est pas toujours très bien vu d’écrire de la pop, et dans la musique pop, on ne comprend pas très bien l’intérêt d’écrire de la musique contemporaine. On retrouver cette double carrière artistique chez certains compositeurs, par exemple Christian Lauba, qui a d’ailleurs pris un pseudo, Jean Matitia, dans les années 1990, pour ne pas être démasqué. Maintenant, il ne sépare plus les choses, mais à une époque il écrivait des ragtimes presque en cachette. 

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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