Stradivarius dans son atelier par Jean-Edouard Hamman, XIXe siècle.
Stradivarius dans son atelier par Jean-Edouard Hamman, XIXe siècle. © Gallica
/

Des biais d’évaluation des grands violons

9 minutes de lecture

Mythe ou réalité ? Dans son émission Metaclassique “Mystifier”, David Christoffel reçoit Claudia Fritz et Jean-Philippe Échard pour évoquer les jeux de mystifications qui continuent d’entourer les violons Stradivarius.

 

 

Extraits tirés de l’émission Metaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

Nous avons réuni Claudia Fritz, diplômée de l’École Normale Supérieure de Lyon et chargée de recherche au CNRS au sein de l’équipe Lutheries-Acoustique-Musique à l’Institut Jean le Rond d’Alembert de Sorbonne Université, et Jean-Philippe Échard, diplômé de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, et qui depuis vingt ans travaille pour le musée de la Musique à la Philharmonie de Paris, comme conservateur spécialiste des violons en général et des Stradivarius en particulier, après y avoir été ingénieur de recherche. 

 

Claudia Fritz, en 2012, vous avez proposé à des violonistes de jouer sur trois violons historiques et trois violons modernes, sans préciser lesquels ils jouaient. Les violons historiques étaient deux Stradivarius et un Guarneri. Quel était le but de ce petit jeu ?

C. F. : Il s’agissait de voir s’il y avait une différence de perception dans des conditions presque aveugles. On ne leur retire pas complètement la vue, sinon la perception changerait de trop. La lumière était donc tamisée, et ils portaient des lunettes de soudeur, ce qui leur permettait de distinguer les contours des violons mais pas le vernis ou les décorations sur les chevilles ou le cordier. Ils jugeaient ainsi les violons uniquement à leur sonorité et leurs qualités de jeu, sans être influencés par leur aspect visuel.

 

Vous leur avez ensuite révélé s’ils s’étaient trompés ou pas. La plupart se sont trompés, ou en tout cas n’ont pas fait la différence.

C. F. : Ils ont entendu des différences entre les instruments, mais rien qui ne permette de distinguer systématiquement violons anciens et neufs. Mais la question de l’identification avait été posée de manière informelle. Lors d’une deuxième étude, on l’a posée de manière plus formelle, et à propos de plusieurs instruments, pour multiplier le nombre de réponses.

 

Dans la première étude, comment ont réagi les musiciens au fait de ne pas avoir reconnu les violons historiques ? 

C. F. : Il m’est difficile de le dire car il s’agissait de vingt-et-une personnes recrutés à Indianapolis avec qui, pour la plupart, je n’ai pas eu de contact suite à la publication des résultats. En revanche, la réaction de la communauté des luthiers et des violonistes, de manière générale, n’a pas été bonne. On s’est fait vraiment incendiés sur les réseaux sociaux et les forums spécialisés !

 

Parce que vous vous attaquiez à un mythe ?

C. F. : Oui, et les gens n’avaient pas envie de ça. Pour eux, un Strad’ est forcément mieux. Il y a aussi des considérations financières derrière cette réaction. Mais notre but n’était pas de nous attaquer à Stradivarius. Il reste un des pères fondateurs de la lutherie moderne, ses instruments sont incroyables et de toute beauté. Ils pèsent à peine 300 grammes et la moitié d’entre eux est toujours là, 300 ans plus tard : ils ont pu évoluer avec l’histoire, s’adapter aux changements esthétiques, ont traversé des guerres, … Je pense que nos expériences n’enlèvent rien au caractère exceptionnel de ces instruments. Mais les gens les ont mal comprises, et les médias n’ont pas aidé. « Les strad à la poubelle ? » (Le Nouvel Observateur du 1er mars 2012)… : ce n’est pas moi qui ai choisi le titre de cet article ! (rires)

 

 

On trouve maintenant nombre de vidéos comparant un violon à mille dollars et un autre à 10 millions de dollars, et effectivement on n’entend pas tellement la différence. Jean-Philippe Echard, vous avez fait l’historique de ces tests à l’aveugle, qui tentent de déterminer ce qui ferait la spécificité des instruments de Stradivarius. À quelle époque ont commencé ces tests ? 

J.-P. É. : Au début du XIXe siècle. Les luthiers se sont alors posé la question : « Pourquoi les instruments que nous fabriquons aujourd’hui sont-ils moins aimés des grands violonistes ? » Cela a très tôt intrigué un luthier comme Nicolas Lupot, au tournant du XIXe siècle. Lui et d’autres étudiaient les violons anciens, qui passaient dans leurs ateliers, pour essayer de comprendre pourquoi ces instruments étaient préférés des grands professeurs du Conservatoire, tels Pierre Baillot ou Rodolphe Kreutzer. Ici émerge tout ce qui s’ensuit depuis deux siècles, jusqu’aux travaux de Claudia. Où se situe la différence entre un excellent instrument neuf, qui s’appuie sur une tradition de plus en plus riche de savoirs, et les instruments anciens, qui semblent supérieurs et sont souvent reconnus comme tels par les violonistes ?

[…] si on ne s’en tient qu’au son, on n’a pas observé de différence physiques entre les violons anciens et les « bons » violons neufs.

Claudia Fritz, vous avez essentiellement testé ce qui tient au son ?

C. F. : Pour le musicien il n’y a pas que le son qui compte, il s’agit aussi de parvenir à faire ce qu’il veut sur l’instrument, sans trop d’effort. Mais si on ne s’en tient qu’au son, on n’a pas observé de différence physiques entre les violons anciens et les « bons » violons neufs. Mais, qu’est-ce que signifie « bon » ? Personne n’est d’accord là-dessus. Bien sûr, tout le monde sera d’accord concernant un violon acheté quinze euros sur EBay. Mais sans aller jusque-là, je pense qu’on peut avoir des surprises – si on ne considère pas l’aspect visuel de l’instrument ni sa réalisation. Des anecdotes circulent chez les luthiers. Par exemple, celle de ce mauvais violon, utilisé dans les ateliers comme « référence basse » quand il s’agit de présenter une palette d’instruments aux clients, mais que quelqu’un finit par acheter, après l’avoir fait sonner magnifiquement ! La limite entre ce qui est bon et mauvais n’est donc pas si claire.

 

Tout cela s’explique aussi parce qu’il y a l’attente d’une magie ?

C. F. : C’est cela. Ce que nos études montrent, c’est que les Strad’ ont cette aura magique, et cela influence ce qu’on entend. C’est ce qu’on appelle la « perception descendante » : ce qu’on perçoit n’est pas dû au stimulus physique, mais à nos attentes, qui changent notre perception au niveau neuronal. Quand on connaît le pédigrée de l’instrument, on n’a pas les mêmes attentes, et on ne l’entend pas de la même manière. Ce n’est pas un phénomène que l’on peut supprimer : on a beau se dire « je fais comme si je ne savais pas que c’était un Strad’ », on n’en est pas capable.

 

Claudia Fritz, vous avez enquêté sur la supposée puissance particulière de ces violons, sur laquelle les violonistes ont eux-mêmes des idées fausses ? 

C. F. : Oui, et les musiciens parlent souvent de la « projection » des Strad’ qui serait supérieure à celle des violons neufs, et tiennent des propos défiant les lois de la physique, par exemple : « Le son augmente avec la distance ». Ce qui est évidemment faux ! Ou encore : « Il n’est pas fort sous l’oreille, mais il est puissant au fond de la salle ». C’est difficile à comprendre… Les musiciens ont en plus le violon sous l’oreille, on se demande comment ils peuvent évaluer ce qui est entendu dans la salle. On a donc comparé le ressenti d’un auditoire avec celui des musiciens, en utilisant des paires de violons neufs et de violons anciens. Cette expérience, que l’on faite deux fois, à Paris et à New York, montre que les violons neufs ont été considérés comme plus puissants que les violons anciens.

 

Cela défaisait donc le mythe…

C. F. : Oui, et si l’on est un peu rationnel, c’est normal. Les violons neufs ont été construits pour des esthétiques différentes, pour de gros orchestres et de grandes salles.

J.-P. É. : Il y a quelque chose de très sain dans ces approches scientifiques visant à comprendre la perception. Cela permet de mesurer la complexité de tout cela. On parle de sensation, d’expérience esthétique et de perception. Vous mentionniez par ailleurs l’étude du MIT sur la forme des ouïes. Ces approches modélisatrices, relevant des sciences physiques, sont elles aussi tout à fait correctes. On peut voir là comme les deux tunneliers qui ont creusé le tunnel sous la Manche : vont-ils se rejoindre un jour ? Le fait qu’il existe un mythe – qui est un phénomène culturel – et que l’on essaye d’appliquer des outils scientifiques pour le décoder ou l’interpréter, c’est une gageure très stimulante d’un point de vue scientifique. Mais, peut-être n’est-ce pas vraiment la réponse qui compte, mais plutôt le chemin parcouru, ce qu’il suscite comme réflexion.

Un violon Stradivarius au Palais royal de Madrid
Un violon Stradivarius au Palais royal de Madrid

Claudia Fritz, vous disiez que ce qu’on perçoit est lié à nos attentes. Cela signifie qu’un violoniste qui prend en main un Stradivarius va mieux jouer ? 

C. F. : C’est une question qui m’intéresse, car je pense qu’il est assez clair qu’il y a un effet psychologique, mais on ne sait pas à quel niveau. Est-ce que le musicien, sachant que c’est un Strad’, trouve qu’il sonne mieux ? Ou est-ce que, le sachant, il joue mieux ? Ou peut-être les deux ? Je me souviens d’un musicien qui avait joué un instrument en aveugle. Il le trouvait pas mal… Puis je lui ai dit que c’était un Strad’. « Ah ! C’est un Strad’ ». Il l’a alors joué de manière complètement différente, et effectivement, cela sonnait mieux. « Si c’est un Strad’, je dois le prendre avec plus de douceur, pour arriver à ce que je veux et faire ressortir sa richesse », avait-il dit.

Si c’est un Strad’, je dois le prendre avec plus de douceur, pour arriver à ce que je veux et faire ressortir sa richesse.

J’imagine un protocole avec un public : parfois c’est le public qui connaît l’identité des violons, mais pas le musicien, parfois l’inverse, et parfois les deux sont en aveugle. Mais ce ne sera pas simple, à cause de problèmes de confidentialité.  Ainsi, jusqu’à présent, l’identité des violons est toujours restée confidentielle dans mes expériences, pour des raisons assez évidentes : ce sont des études scientifiques et non de marketing. On sait que dans telle étude, il y avait tant de Strad’, mais on ne sait pas lesquels (et comme il en existe à peu près cinq cents, on peut difficilement les identifier !). Les luthiers contemporains qui m’ont fourni des violons ne sont pas mentionnés non plus. D’ailleurs, je n’ai pas utilisé tous les instruments que l’on m’a prêtés, de sorte que personne ne sache lesquels ont été utilisés. Cette confidentialité sera plus difficile à respecter si on permet aux musiciens de voir les violons ! Mais de toute manière, le plus gros problème va être qu’avec mes dernières études, je vais avoir du mal à me faire prêter des Stradivarius ! (rires)

 

Jean-Philippe Échard, « l’effet Stradivarius » n’est pas forcément positif. Cela peut être une pression, pour le violoniste, d’avoir en main un instrument de plusieurs millions d’euros ?

J.-P. É. : Tout à fait, c’est même rédhibitoire pour certains. Ce phénomène de célébrité, de « mythe Stradivarius », certes fait rêver, mais peut aussi créer un effet de plafond de verre pour les musiciens, un peu stressant et négatif, et aussi pour tout l’artisanat de la lutherie. En 1806, Nicolas Lupot et l’abbé Sibire ont commis un petit livre, La Chélonomie ou Le Parfait luthier, où ils évoquent ce plafond de verre. L’idée est la suivante : vous pouvez toujours faire de votre mieux, de toute manière vous n’arriverez jamais à la cheville des instruments anciens. C’est assez redoutable.

 

Pour finir, le nombre d’or est-il pour quelque chose dans tout cela ? On dit que Stradivarius l’utilisait pour orienter les ouïes. Et aujourd’hui, dans la confection des violons ?

C. F. : Mes amis luthiers ne m’en ont jamais parlé… 

J.-P. É. : Aucun écrit des XVIe ou XVIIe n’explique pourquoi le violon a cette forme, ces proportions. On est comme des archéologues face à un silex : sans sources écrites, on fait des conjectures. Dans la Renaissance italienne, la question des rapports de proportion, en peinture, en architecture, sont importantes. Les connaissances mathématiques et géométriques étaient appliquées à la confection d’objets matériels. Quand on applique les connaissances géométriques des menuisiers, ébénistes, sculpteurs de pierre, aux formes des violons qui subsistent aujourd’hui, on constate qu’il y a bien des rapports de proportion. Pas forcément le nombre d’or, qui est un nombre et un outil parmi d’autres. Mais ce que l’on peut dire, c’est que les rapports de dimension des instruments semblent se référer aux rapports harmoniques, qui sont aussi des rapports simples de proportions.

 

 

Toutes les émissions Metaclassique sur Classicagenda

 

Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

Derniers articles de Archives

Des palindromes en musique

Dans cette émission Metaclassique, David Christoffel explore les palindromes musicaux, de Machaut jusqu’à Pierre Boulez, en…