Chaya Czernowin
Chaya Czernowin © Lupi Spuma

Infinite now : une conversation avec Chaya Czernowin

9 minutes de lecture

A l’occasion de la création de son nouvel opéra « Infinite Now » le 18 avril à Gand, nous avons rencontré Chaya Czernowin. La compositrice israélienne a mis en rélation l’expérience théâtrale de « Front », de Luk Perceval, avec une nouvelle de l’écrivaine chinoise Can Xue, « Homecoming ». Nous avons discuté avec elle de ce projet passionnant.

 

Votre nouvel opéra “Infinite now” sera créé le 18 avril à Gand, puis sera interprété à Anvers, Mannheim et enfin à la Philharmonie de Paris le 14 juin. Pourriez-vous nous en raconter la genèse ?

En 2014, j’ai été contactée par le metteur en scène Luk Perceval, et par Aviel Cahn, le directeur de l’Opéra Vlaanderen, qui voulaient travailler avec moi sur Front, une pièce de Perceval sur la Première Guerre mondiale.
Au début, le projet ne m’interéssait pas, car j’avais déjà écrit un opéra sur la Seconde Guerre mondiale (Pneuma … ins innere) et je ne voulais pas être considérée comme le “compositeur des guerres”.
Finalement, j’ai accepté d’aller voir Front à Hambourg et j’ai changé d’avis.

Pour transformer Front en un opéra, j’ai compris que je devais trouver une approche différente, alors j’ai commencé à en parler avec Luk, qui a proposé de créer une conversation entre la musique et le théâtre.
J’ai proposé d’ajouter à Front, la nouvelle Homecoming de Can Xue (tirée du livre The embroidered shoes) et de créer un dialogue entre les deux matériaux. Perceval a accepté, et c’est à ce moment-là, que j’ai su qu’on allait créer la pièce.

 

Homecoming est une nouvelle très particulière, de quoi parle-t’elle ?

Homecoming n’est pas une nouvelle très narrative. L’intrigue concerne une femme qui se promène dans un endroit qu’elle connaît, puis arrive à une maison, où elle avait été plusieurs fois auparavant, et rencontre le vieillard qui l’accueille depuis toujours. Mais cette fois, quelque chose a changé : il est maintenant impossible de quitter la maison, parce qu’elle est construite sur un abîme, chose qu’elle ignorait. Dans ce lieu, rien ne change, il n’y a pas de jour ni de nuit : c’est un constant maintenant (NdT : référence au titre de l’Opéra “Infinite now”).
Toute l’histoire concerne le protagoniste qui doit faire face et accepter la situation, alors qu’elle reste là pour toujours.

 

Ce qui se rapporte parfaitement avec Front de Luk Perceval.

Exactement. Mais, curieusement, les deux histoires ne sont pas totalement désespérées, et les deux se rapportent à notre situation actuelle.
Pour moi, elles partagent un étirement temporel où quelque chose peut être expérimentée et distillée en naviguant dans l’absence d’espoir.

 

Dans «Infinite now» il y a un sentiment de catastrophe imminente. S’agit-il d’une catastrophe politique, écologique, ou peut-être les deux ?

C’est le sentiment de vivre dans une période étrange, dans laquelle nous savons ce qui se passe dans de nombreux endroits du globe, mais en même temps, nous ne le maîtrisons pas. Il y a un sentiment étrange qui fait qu’autant que nous en savons plus, nous en savons moins.
Tout est incertain et volatil maintenant, comme la météo, à cause du changement climatique.
La catastrophe dont je parle n’est pas un énorme événement dramatique, mais le fait de vivre une catastrophe imminente … constamment.

 

Dans la présentation de votre opéra, vous parlez du « moment qui se dilate jusqu’au point de l’infini ». Le titre «Infinite now» peut-il donc être considéré comme un paradoxe tout comme une possibilité ?

Front est un texte très historique, car il comprend des lettres de soldats et le texte de Remarque, mais, en quelque sorte, je l’ai dépouillé de son lien historique et l’ai transformé en une métaphore de l’état humain. La même chose est vraie pour Homecoming.
Dans l’opéra, ces deux textes commencent à se rapporter l’un à l’autre : un dialogue très étrange se met en place, qui l’amène tout à l’instant présent. C’est une compréhension que ce moment du présent, est en effet sans fin.

 

Le concept d’infini devient donc aussi psychologique …

A la fin, l’opéra nous amène au point où, si l’on plonge dans l’instant, de la manière la plus pertinente et la plus ciblée, on peut y trouver la vie.
Indépendamment de la difficulté d’une situation, il y a un grain de vie là-bas, que l’on arrive à trouver pour survivre.
Dans l’opéra, il y a de nombreux enregistrements d’eau et d’air, qui mettent en avant la chance que nous avons d’être en vie. L’un des textes de Remarque parle de la vie d’une manière très belle, en expliquant que parfois, c’est dans des endroits (ou des moments) problématiques, que l’on peut ressentir l’urgence et la vitalité de ce qui signifie être en vie.

 

Il y a aussi une idée de mise à l’échelle …

Dans la composition, les gens sont habitués à parler de la relation entre la pensée à grande échelle et le matériel (comme nous l’appelons). Au cours des dernières années, j’ai essayé de trouver un endroit où cette dichotomie ne se produit pas. Le matériau porte dans son ADN la forme au sens large : il contient quelque chose de très spontané qui peut changer la forme et créer une sorte de saut quantique, instantané, sous certaines conditions. C’est vraiment le développement de l’être humain dans le monde.
En anthropologie, on pense que la destinée d’une personne peut être devinée en connaissant dans quelles conditions elle est née, mais je pense qu’il y a toutefois beaucoup de surprises et je crois en notre capacité à les créer.

 

Dans la façon dont vous avez composé votre opéra, vous mélangez familier et inconnu. Je pense par exemple aux portes qui se ferment chaque fois qu’un acte commence. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?

Plus vous rentrez dans l’opéra, plus les choses deviennent difficiles à cerner. C’est comme rester sur une île qui se rétrécit de plus en plus, jusqu’à un point où, de l’intérieur, on peut trouver ce qu’il y a de plus vital, comme l’eau ou le chant …
Pour ce faire, je ne peux pas simplement amener l’auditeur avec moi, et rendre l’expérience immédiatement éloquente. Cela doit être gagné. Donc, je trompe l’auditeur jusqu’à un certain point, parce que ce que je veux créer est complètement hors de l’ordinaire et peu familier, mais je donne des trajectoires fortes et irrépressibles et un soutien structural, qui créent une sorte de piste à retenir, une piste de familiarité.
Je ne veux pas faire une déclaration intellectuelle, ce qui n’est pas suffisant pour moi, mais je veux créer une expérience, extrêmement physique et émotionnelle.

 

Parce que vous ne voulez pas que votre musique soit divertissante.

Je veux vraiment faire quelque chose qui est le contraire de divertissant !
Je ne veux pas traiter le public comme des enfants, en leur donnant des bonbons et du sucre. Je veux leur donner une autre nourriture.

 

Quelle est votre perception du temps en tant que compositeur ?

Tout au long de mon parcours créatif, la question du temps musical est celle qui m’a le plus engagé.
Alors que je m’engage avec le matériel, la forme (que je considère comme un tout), et d’autres composants, il existe un fort accent sur le temps. Tout est autour du temps.
Quand j’ai commencé à écrire, j’aimais les pièces où le temps était transformé, où je pouvais le ressentir de manière différente, comme chez le Beethoven tardif, ou chez Gesualdo, qui a ouvert mon esprit à la façon dont l’harmonie fonctionne avec le temps et comment elle peut effectivement le retenir.
C’est aussi vrai pour Schumann, qui m’a accompagné depuis longtemps. Mais, bien sûr, il existe aussi d’autres tendances comme chez Webern, où une miniature est un infini, ou encore chez Feldman ou Scelsi.
J’ai essayé de trouver autre chose que (ce que j’appellerai ici, pour des raisons de brièveté) la notion de temps normatif. J’ai fait beaucoup d’expériences, en coupant des choses, en réflechissant aux différentes fonctions de début, de milieu et de fin, et de la structure de la musique sous forme de discours.
Avec Infinite now, je commence une nouvelle période. En fait, cela a commencé par mon morceau Hidden, où le temps est un temps de « l’infini à l’instant présent » : qui ne progresse pas du passé vers le futur, avec ses souvenirs et ses attentes, mais c’est comme si le temps allait vers l’intérieur.

Chaque phrase musicale a un monde à l’intérieur, un élément qui est discutable et complexe. On commence donc à créer une phrase uniquement à partir de cette « île » pour aller l’explorer de plus en plus en profondeur, pour mieux la découvrir. C’est l’une des façons dont Infinite now explore le temps.

 

Vous êtes très engagée dans l’enseignement de la musique, ainsi que professeur à l’Université de Harvard, vous avez créé différentes académies d’été pour les jeunes compositeurs, comme celle du Schloss Solitude. Pourriez-vous nous parler de son fonctionnement ?

Dans tous les cours que j’ai commencé, j’ai essayé de créer des communautés de compositeurs pour qu’ils puissent nourrir mutuellement leur travail et se développer en tant qu’artistes.

Nous avons créé une atmosphère de confiance, où il n’est pas question de critiques et de compliments, mais de comprendre ce que l’on veut faire. Les participants peuvent mettre en miroir leur travail et se concentrer sur ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Nous essayons de comprendre les vraies intentions des jeunes compositeurs, et une fois que cela est apuré on peut les réaliser.
Toutefois, le parcours créatif est complexe et les intentions changent : c’est une conversation très vitale et organique. Lorsque plusieurs artistes essayent de comprendre de manière sensible ce que l’on fait, on bénéficie d’une meilleure compréhension de la façon dont cette “conversation intérieure” est exprimée vers l’extérieur à travers son propre travail.
Le compositeur Steven Takasugi, mon mari, a eu l’idée des « one and one », où les élèves discutent de leur musique et se donnent respectivement des cours de composition. Cela crée une atmosphère particulière qui rapproche les gens véritablement et les amène à rester en contact bien au-delà de la fin des cours.

 

Quelles sont les qualités que vous recherchez chez vos élèves ?

La première qualité est l’indépendance. L’autonomie est une chose très importante, je suis enthousiaste d’enseigner à des gens qui possèdent une forte personnalité créative et un fort besoin de l’affirmer.
J’apprécie également la possibilité de passer du concret à l’abstrait de manière souple.

 

Comment les participants sont-ils choisis ?

Il y a un groupe de personnes qui prennent la décision, en fonction des candidats eux-mêmes, mais aussi de l’organisation du groupe, de façon à créer un équilibre. Un équilibre qui est très important pour moi est celui entre femmes et hommes.

 

C’est très intéressant, car il y a quelques mois, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) a publié une étude montrant qu’en France, seulement 1% des femmes qui étudient la musique et les arts dramatiques deviennent compositrices. Qu’en pensez-vous ?

C’est surprenant et déprimant. Mais je crois que sous ces faits et chiffres secs, il y a des tendances et des trajectoires. Et la tendance est que de plus en plus de femmes compositrices arrivent au premier plan.

Les femmes écoutent maintenant de la musique et écrivent de la musique puissante. Les femmes sont des compositeurs, point ! Nous devons simplement continuer à veiller à ce que d’autres femmes aient des opportunités.

Vous savez, on m’a demandé tellement de fois si je pouvais faire la différence entre la musique des femmes et des hommes. Ce qui est une question terrible … [rires] Pour moi, chaque personne est féminine et masculine dans diverses proportions, et c’est la même chose que la musique.

 

Une autre dichotomie …

Ce qui est totalement inutile !

 

Terminons sur une note positive : quels sont vos prochains projets ?

En juin, une nouvelle version de Zaïde / Adama, mon contrepoint à Zaïde de Mozart (qui est joué avec), se fera avec l’ajout d’un chœur. Il sera créé au Théâtre Fribourg en Allemagne. C’est une collaboration avec le directeur Ludger Engels, et ce sera un travail très politique.
Ensuite, j’écrirai une œuvre pour le violoncelle et l’orchestre, appelée Guardian, pour Séverine Ballon et le South West Rundfunk Orchestra pour le Festival de Donaueschinigen de cette année. Je suis impatiente de le faire !

 

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En savoir plus :

La première d’Infinite now à l’opéra de Gand

Infinite now à la Philharmonie de Paris

Le site officiel de la compositrice

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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