Programmer les Contes d’Hoffmann constitue un défi artistique tant l’œuvre est complexe ! Compte-rendu de la troisième représentation (sur quatre), le dimanche 28 janvier 2018, à la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo.
Par son dernier opéra surtout, Jacques Offenbach (1819-1880) a réalisé son rêve de s’imposer comme un compositeur d’opéras romantiques sérieux autant que d’œuvres plus légères, mais sa mort est survenue avant qu’il ne le termine, laissant la partition inachevée. Pour permettre la première des Contes en février 1881, l’Opéra-Comique en confia les finitions à un autre compositeur, Ernest Guirand (1837-1892), mais trouvant l’opéra trop long en retrancha tout un acte. Ainsi commencèrent les innombrables remaniements de la partition, chaque théâtre l’adaptant à ses besoins spécifiques. Compte tenu en outre de plusieurs versions de la main d’Offenbach lui-même, il y a aujourd’hui des tas de variantes, autant de choix possibles pour une production.
Le sujet de cet opéra romantique fantastique—aussi étrange qu’énigmatique—est lui aussi ouvert à de multiples interprétations. Le spectateur ne sait jamais s’il est confronté aux illusions et fantasmes d’Hoffman ou au récit de sa vie. Le livret des Contes d’Hoffman, tiré d’une pièce du même nom de Jules Barbier (1825-1901) et Michel Carré (1821-1872), est inspiré par trois contes d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822). Cet auteur romantique allemand, le plus lu et le plus apprécié en France au XIXème siècle, était devenu quasi-légendaire, le parangon de l’artiste romantique, génie incompris, à l’existence pathétique, miné par la boisson et la maladie. Barbier et Carré en firent le héros de ses propres contes, une mise en abîme d’autant plus déstabilisante que l’opéra suggère qu’Offenbach lui-même s’identifiait à Hoffmann—n’a-t-il pas sacrifié sa vie pour finir son opéra ?
Le portrait des amours d’Hoffmann donne lieu aussi à de nombreuses interrogations. Est-ce qu’Hoffmann tombe successivement amoureux de quatre femmes différentes (Olympia, Antonia, Giulietta, et finalement Stella) ou d’une seule femme présentant des défauts variés, incarnés par des personnages féminins dans son imagination ? Faut-il confier ces rôles à une seule chanteuse (même si ces rôles demandent une grande endurance et des registres de voix et tessitures différents) ou à trois chanteuses ? Et finalement est-ce que ces représentations de la femme fatale provenant de l’imaginaire du XIXème siècle (femme-enfant, femme maladive, ou prostituée) peuvent encore parler au public d’aujourd’hui ? Autant de défis pour une mise-en scène qui voudrait secouer un peu la poussière des interprétations traditionnelles.
En reprenant presqu’intégralement sa production de 2010, Jean-Louis Grinda, directeur et metteur en scène de l’Opéra de Monte-Carlo, a préféré ne pas rouvrir cette boite à Pandore. Sa mise en scène de 2010 n’a certes rien d’iconoclaste, mais a le mérite d’être intelligible et élégante. Les costumes dessinés par David Belougu et les décors et lumières de Laurent Castaingt nous plongent dans l’atmosphère du romantisme allemand du XIXème siècle. Dans le prologue, la taverne de Luther est évoquée par de simples rangées de chaises sur les côtés de la scène, un alambic, et une lucarne jetant une lumière pâle sur le local enfumé. Clin d’œil ou emprunt à Robert Carsen, le fond de la scène est le reflet de la salle Garnier où va se produire la cantatrice Stella, dernier amour d’Hoffmann. D’acte en acte, la scène ne change presque pas, si ce ne sont quelques objets descendus de cintres (automates et squelettes effrayants) dans l’acte d’Olympia, un piano et une fosse éclairée représentant le tombeau de la mère dans l’acte d’Antonia ou un revêtement de plastique sur le sol, suggérant la lagune de Venise. Les visions oniriques du poète sont évoquées par un jeu d’ombres chinoises derrière des paravents placés sur scène ; cela devient un peu lassant à force d’être répétitif. Par contre la direction des acteurs frappe par sa justesse et son inventivité.
Si l’Opéra de Monte-Carlo n’a pas mis son énergie dans une nouvelle mise-en-scène ou dans le choix d’une variante plus moderne de la partition, elle a par contre pris le risque d’une distribution à des chanteurs non-spécialistes dans l’opéra français. Le rôle d’Hoffmann est confié au célèbre ténor péruvien Juan Diego Flórez, qui a déjà chanté plusieurs fois à Monaco (La Favorite en 2013, et un récital en 2016). Il chante ici le rôle d’Hoffmann pour la première fois dans sa carrière. Sa voix claire et sonore, sa large étendue, sa musicalité et son aisance vocale ne sont pas moins admirables que son excellente articulation du français, sa présence scénique et son endurance dans ce rôle si exigeant. Il a chanté brillamment des airs aux tessitures aussi différentes que la « Chanson de Kleinzach » du prologue et le duo d’amour de l’Acte III avec Giuletta « O Dieu, quelle ivresse ». Son Hoffmann est dans la lignée des Hoffmann virils, un peu innocents, et exaltés, plutôt que les Hoffmann-épaves, complètement désespérés.
Une nouveauté dans cette distribution est de confier le rôle des quatre amours d’Hoffmann à une seule chanteuse—au lieu de trois, comme dans la production monégasque de 2010—la soprano russe Olga Peretyatko, qui chante elle aussi Les Contes d’Hoffmann pour la première fois. Chanteuse agile et versatile, formée dans le bel canto italien, elle réussit haut la main le tour de force de chanter ces trois rôles. Elle est à l’aise tout autant dans les acrobaties vocales d’Olympia que dans les graves dramatiques d’Antonia ou dans les airs lyriques de Giulietta. Elle caractérise ses personnages non seulement du point de vue musical —chacune avec sa tessiture singulière—, mais aussi par sa présence scénique. Si elle conserve un léger accent, cet inconvénient s’émoussera certainement si elle continue, comme nous l’espérons, à chanter le répertoire français. Notons aussi qu’en 2012, Peretyatko et Flórez se sont déjà distingués ensemble à Pesaro dans Matilde di Shabran de Rossini (que Decca a enregistré en DVD).



La basse française Nicolas Courjal endosse avec humour et aplomb les rôles des personnages diaboliques (Lindorf, Coppélius, le Docteur Miracle et Dapertutto). Il sait donner à sa belle voix puissante des nuances variées pour évoquer cynisme, dérision ou méchanceté, d’après ce qui convient à ses rôles. Excellent acteur de surcroit, il est très applaudi par un public appréciatif, lorsque dans le deuxième acte il incite Antonia à chanter plus haut—la précipitant ainsi dans la mort—à partir d’une loge ; un emplacement qui a mis en valeur non seulement sa superbe voix, mais aussi l’acoustique remarquable de la salle Garnier.
En muse-Nicklausse, la mezzo-soprano suisse Sophie Marilley déçoit, car sa voix—assez inégale—ne porte pas assez, surtout dans les ensembles. Bien qu’elle possède un physique crédible pour jouer un personnage masculin, sa présence scénique est trop guindée pour être convaincante. Ce rôle mériterait d’être confié à une chanteuse/actrice de premier ordre qui pourrait lui donner un peu de légèreté offenbachienne, ce que Rodolphe Briand réussit à faire avec succès dans les rôles de valets (Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), particulièrement en tant que Frantz. Sauf pour Crespel, joué par Paata Burchuladze dont la voix et la prononciation semblaient pâteuses, les personnages secondaires sont de grande qualité ; entre autres, Christine Solhosse qui s’impose dans sa brève apparition en tant que mère d’Antonia et Reinaldo Macias chantant Spalanzani.
L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo était particulièrement en forme sous le bâton du chef canadien Jacques Lacombe (qui avait aussi dirigé la production monégasque en 2010). Lacombe sait obtenir des textures sonores veloutées sans jamais perdre l’énergie rythmique si importante pour cette partition. Les parties solo furent jouées avec élégance par la harpiste Sophia Steckeler et le violoncelliste Thierry Amadi.
Les chœurs (dirigés par Stefano Visconti) sont remarquables tant dans leurs diverses interventions théâtrales que dans leur fonction accompagnatrice.
Cette production sera diffusée en streaming sur le site Culturebox et en direct sur la chaîne Mezzo TV, le soir de la dernière représentation, mercredi 31 janvier à 20h.
Direction musicale – Jacques Lacombe
Mise en scène – Jean-Louis Grinda
Hoffmann – Juan Diego Florez
Olympia / Antonia / Giulietta / Stella – Olga Peretyatko
Lindorf / Coppélius / Dr Miracle / Capitaine Dapertutto – Nicolas Courjal
Nicklausse – Sophie Marilley
Andrès / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio – Rodolphe briand
Nathanaël – Marc Larcher
Hermann / Schlemil – Yuri Kissin
Luther – Antoine Garcin
Spalanzani – Reinaldo Macias
Crespel – Paata Burchuladze
La Mère d’Antonia – Christine Solhosse
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo