Roger Muraro
Roger Muraro @ A. Laveau

Roger Muraro face à l’édifice lisztien

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Nous avons rencontré le pianiste Roger Muraro à l’occasion de son nouveau disque dédié à Liszt.

 

Vous venez d’enregistrer un disque consacré à Liszt. Vous déclarez dans le livret : « J’ai très tôt fait de cette œuvre mon histoire, tant j’étais porté par l’événement que je vivais. » Pourriez-vous raconter plus en détail « votre » histoire ?
C’est une histoire que je n’ai pas construite, mais qui s’est imposée. J’avais 20 ou 21 ans quand j’ai abordé pour la première fois la Sonate, j’avais déjà travaillé quelques-unes des œuvres qui sont présentes dans ce disque. Vous savez, lors d’un contact avec des compositeurs, il y en a ceux dont le rapport est plus ou moins facile. Liszt fait partie pour moi de ces compositeurs. J’ai immédiatement senti chez Liszt l’émotion et l’écriture du piano qui lui sont propres. Il y a chez lui un aspect généreux, curieux et expressif, mais aussi l’élégance, une manière de parler, d’envelopper des « choses », que l’interprète comprend immédiatement, surtout s’il est jeune. Ensuite, on commence à saisir avec l’âge certains cheminement et recherches que Liszt a effectués sur l’harmonie, sur la composition, sur le travail directe sur l’instrument qui était d’ailleurs en perpétuelle évolution à cette époque. Alors, on aperçoit qu’on peut jouer Liszt à 20 ans avec tous les aspects flamboyants, mais aussi avec une réflexion, avec une philosophie, ou presque. En tout cas, de manière plus significative, en donnant plus de sens que l’aspect généreux.

Tout cela était pour moi très frappant concernant la Sonate. J’ai beaucoup joué cette pièce étant jeune, puis, j’ai arrêté de l’aborder pendant longtemps. Mais je l’ai écoutée, à la radio, en concert, ou à d’autres occasions, interprétée par différents musiciens. Pour certains, je me disais : « Mais c’est quand même pas ce qui est écrit ! » pour m’interroger finalement : « Enfin, c’est peut-être ça, il va falloir que je m’y replonge ! » Cela m’a fait réfléchir sur mes « premiers jets », mais en retravaillant, je suis revenu à toutes mes idées de jeunesse, mais toutes les questions que je me suis posé au milieu m’ont fait approfondir mon élan initial. Ça n’a pas changé grand-chose au final, mais j’ai pu écarter certains éléments qui n’étaient pas indispensables. C’est maintenant une pierre un peu plus nette, mieux taillée, un édifice mieux construit.


Quel est cet édifice pour vous ?
C’est la structure. La Sonate de Liszt est comme un monument d’architecture, et dans son plan de construction, Liszt a mis tout à sa juste place : les fenêtres, les portes, les escaliers… Tout cela est immobile. On peut très bien se contenter de jouer cette œuvre en respectant parfaitement la structure, sans rien ajouter. Et cela fera une très belle Sonate. Mais d’après ce plan, on peut faire tout un tas de choses. Chez les uns, l’escalier est un peu plus large, chez les autres, la fenêtre est plus large, et chez un autre encore, cette fenêtre est décorée de fleurs ou de rideaux… Il y a des musiciens qui vont très loin dans toutes ces interprétations du plan d’architecture. Ce qui est étonnant, c’est que même avec ces interprétations, cela reste toujours la Sonate de Liszt. Même si, en les écoutant, je me perds dans le couloir de cette bâtisse, dans leur parcours extrêmement mouvementés ou accidentés, mais une fois que l’œuvre est terminée, je suis toujours convaincu, j’ai l’impression d’avoir tout compris. C’est très particulier, parce que tout le monde peut tout faire. Mais au fait, qu’est-ce qui est bien ? qu’est-ce qui n’est pas bien ? Je ne peux pas répondre à ces questions. En tout cas, cette Sonate interroge l’interprète qui la joue, et il faut absolument que celui-ci prenne possession de ces questions et apporte ses propres réponses, jouer cette œuvre avec la plus grande conviction par rapport aux questions qu’elle pose. A ce moment-là, cela devient une « vraie » Sonate de Liszt.


Vous dites que la Sonate peut se « décliner » à volonté, comme vous venez de l’expliquer.
Quand j’ai écouté la folie exprimée par Horowitz, le classicisme d’Annie Fischer, les « nuées » d’Argerich qui joue très vite, ou le sérieux de Brendel… ces Sonates ont toutes leur raison d’être. Elles sont toutes belles, dans leur différence.

Les réflexions de musiciens évoluent avec l’âge. Et les œuvres de Liszt peuvent tout à fait supporter l’interprétation tout aussi juvénile que réfléchie, reposée et approfondie.


D’où vient cela ?

La vie. Je crois que c’est la vie même de Franz Liszt qui le permet. La vie qu’a vécu le jeune Liszt, fougueuse, à la période de Mazeppa par exemple, qu’il a par la suite délaissée, autour des années 1850-1855, pour se consacrer à l’enseignement, à la lecture, aux contacts avec ses contemporains – il a d’ailleurs toujours défendu les œuvres de ses contemporains ! On peut suivre son cheminement dans sa vie en suivant ses œuvres. Et selon les humeurs, l’inspiration et les conditions de l’interprète, tout peut changer. En ce sens, Liszt est un compositeur perméable. Dans un autre registre, Schumann le permet aussi. Ce n’est donc pas par hasard que Liszt a dédié cette Sonate à Schumann. Il doit y avoir un lien ; à mon avis, ce n’est pas juste une dédicace, mais un geste, une indication de posture.


Comment Liszt est-il devenu l’un de vos compositeurs fétiches ? Parlez-nous aussi de Messiaen et de Ravel pour l’interprétation desquels vous êtes réputé.
Je ne sais pas si Liszt est un compositeur fétiche pour moi. Mais je dois dire qu’il y a chez Franz Liszt une joie de piano. Une vraie. Et cette joie-là, je l’ai toujours conservée avec Olivier Messiaen. Ils sont extrêmement différents, Messiaen ne laisse pas de place aux rêveries sentimentales ou romantiques. Bien sûr, on peut le jouer de manière souple, Messiaen lui-même jouait très librement ses compositions, parfois avec beaucoup de rubato. Mais sa musique est toute tracée. Messiaen était né avec sa foi, c’était un homme de la foi, il ne s’était même pas posé la question pour ce fait. En revanche, Liszt est un homme qui doute, hésite, et s’exprime à travers ces sentiments tourmentés. La foi de Liszt s’est petit à petit approfondie. En résumé, Liszt était un homme qui avait la foi, tandis que Messiaen était un homme de foi. Mais leur musique va vers la même direction. Et malgré ces différences, il reste toujours la joie du piano, aussi chez l’un que chez l’autre. Sur le plan de toucher le clavier, Liszt est inégalé. Il a ouvert le piano aux dimensions sonores extraordinaires, et cela fait beaucoup de bien de revenir à ce type de piano. Pour les pianistes, il y a un grand plaisir, physique, de manipuler le son lisztien. Ce plaisir nous entretient en plus, tout en faisant revenir à soi-même ! Donc, fétiche, je ne sais pas, mais en tout cas, j’aime y revenir parce que cela me fait du bien. Travailler l’œuvre pianistique de Liszt est pour moi une excellente psychothérapie.

Concernant l’intégrale de Ravel que j’ai donnée au Théâtre des Champs-Elysées il y a une dizaine d’années, c’est le type de concert que je voudrais bien recommencer. Chez Ravel il n’existe pas cette lourdeur qu’on ressent par exemple chez Brahms – son intégrale serait vraiment très dense – mais le paysage ravélien change constamment tout en étant intense !

 

Quelques mots sur d’autres pièces que vous avez choisies pour ce disque ?
Dans ce disque on entend Saint François de Paule marchant sur les flots. Ce personnage lutte contre ses doutes ; c’est cette lutte-là qui lui permet de marcher sur les flots qui représentent les doutes à l’intérieur de lui, pour aller jusqu’au bout de son chemin, vers la rédemption. Dans les Variations sur le thème de B.A.C.H., il y a un aspect très trouble. Liszt a fait toute une série de variations à partir de ces quatre notes, qui sont très réduites pour constituer un motif. Il en a fait un objet de recherche sur le plan de harmonie et sur autres éléments, et cette œuvre n’est pas simple à écouter. Cela amène à un sentiment perplexe, loin de sérénité et de la force que l’on connaît de J.S. Bach. Elle me fait penser à ces grandes orgues qui insufflent des craintes, instruments qui signifiaient la puissance. Et ces sentiments particuliers se trouvent finalement à des moments dans la Sonate, dans Saint François de Paule marchant sur les flots. Au fond, dans le programme de ce disque, la Sonate contient tout ce qui a été entendu auparavant, par petites taches, par petits paquets. Et c’est comme ça que je voulais faire ce disque.

 


« Le Piano de demain » 1 CD La Dolce Volta

Prochains concerts :
– Lyon, Salle Rameau, 9 octobre à 20h30 : Schumann, Messiaen, Wagner/Liszt, Liszt.
– Paris, Cathédrale Saint-Louis des Invalides, 12 novembre à 20h : Albeniz, Ravel (avec l’Orchestre de la Garde Républicaine)
– Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 29 novembre à 11h : Schumann, Berlioz/Liszt

 

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