L’Opéra des Flandres ouvre sa saison 2021-2022 avec une rareté : der Silbersee (Le lac d’argent) de Kurt Weill dirigé par Karel Deseure et mis en scène par Ersan Mondtag. Sur scène, entre autres, on retrouve les chanteurs Daniel Arnaldos, Hanne Roos et James Kryshak et les comédiens Benny Claessens, Marjan De Schutter et Elsie De Brauw.
“Même dans les pays où la démocratie a été forgée et est devenue, au fil des révolutions, le fondement du système social, de plus en plus d’hommes arrivent au pouvoir en remettant en cause les principes de contrôle démocratique et de la protection de la diversité sociale.” – Till Briegleb, dramaturge
Printemps 2020. C’était la dernière représentation de Der schmied von Gent (Le forgeron de Gand) de Franz Schreiber, dans la mise en scène d’Ersan Mondtag. Ce spectacle aura été marquant dans l’histoire de l’opéra des Flandres car c’était également le dernier à pouvoir accueillir des spectateurs à cause de la Covid.

On aura dû attendre une année et demi pour revenir s’asseoir dans la salle et pouvoir écouter et regarder un opéra sans passer par un ordinateur, mais nous voilà enfin, sans masques, ni distance sociale, grâce au pass sanitaire.
Comme une sorte de cycle qui se referme, c’est encore au metteur en scène allemand que revient la tâche d’illustrer la prochaine production : der Silbersee de Kurt Weill.
Créé le 8 février 1933, juste quelque jours après que Hitler soit nommé chancelier du Reich, Silbersee est une oeuvre à l’histoire tourmentée.
Considéré comme un opéra dégénéré, il sera interdit et sa partition brûlée ; le compositeur, déjà classé comme dégénéré, sera obligé d’émigrer aux États-Unis avec son librettiste Georg Kaiser, et le directeur de la première Detlef Sierk. Hélas, le chef d’orchestre, Gustav Brecher, ne parviendra pas à s’enfuir et se suicidera avec sa femme, avant de tomber aux mains de la Gestapo.
La nouvelle production de l’Opéra des Flandres souhaite évoquer les événements autour de la création de 1933, en les associant à l’actualité, nous rappelant que la démocratie n’est jamais acquise et avec les conditions créées par l’intolérance, la radicalisation et l’inégalité sociale, une société n’est pas à l’abri d’un basculement autocratique.

Bien évidemment, la Belgique n’étant pas au bord du totalitarisme, Mondtag a décidé de transposer les événements dans le futur, en 2033, et d’y rajouter le récit d’une compagnie de théâtre mettant en scène Silbersee 33, opéra taxé de propagande socialiste anti-flamande par le parti nationaliste au pouvoir.
Si l’opéra de Weill opposait les pauvres et les parias de la société à la classe dominante, dénonçait les injustices sociales et l’avènement de l’autocratie hitlérienne, sa réinterprétation fait référence aux dégâts du capitalisme, comme la pollution ambiante dans les pays défavorisés et la destruction des produits alimentaires invendus ; à la guerre israélo-palestinienne ; et enfin à la violence et propagande de la dictature chinoise.
Aux dialogues imaginés par Keiser s’en ajoutent d’autres, tantôt en anglais, tantôt en néerlandais, inspirés de plusieurs sources telles que des commentaires de spectateurs et de critiques, de la correspondance avec des agences gouvernementales et d’articles de presse de 1933.
En filigrane de ce méta théâtre on y trouve une autre sous-intrigue : celle de la relation entre Olim, le policier repenti, et Severin, le voleur obsédé par la vengeance, qui devient ici amoureuse.
Le contraste entre les deux est très réussi : Olim (interprété par l’histrionique Benny Claessens) est exagéré et débordant, pendant que Severin, est plus léger et discret. Daniel Arnaldos, qui incarne ce dernier, offre une ligne vocale élégante et touchante, en particulier dans l’air de la Vengeance.

Der Silbersee – Hanne Roos – Marjan De Schutter (Opera Ballet Vlaanderen – Annemie Augustijns)
Egalement intéressante la dichotomie de Fennimore : comme la soprano fait sa diva et souhaite juste chanter, le metteur en scène demande à une autre actrice de se charger des parties récitées. Malgré la différence physique entre les deux femmes, le dédoublement est réussi grâce aux talents de Hanne Roos, dont on remarquera le timbre velouté et la maîtrise du pianissimo, et de la comédienne belge Marjan De Schutter, capable de rendre son personnage attachant, tout comme faire rire le public avec ses gags.
La célèbre comédienne néerlandaise Elsie De Brauw est une excellente Frau von Luber, tyrannique avec sa nièce, sournoise avec les nouveaux riches, mais également espiègle et drôle. Le ténor James Kryshak nous offre un agent de loterie coquin et extravagant, déguisé en kiosque en forme de château, ressemblant à un gâteau de noces kitch recouvert de chantilly, et un Baron Laur prétentieux et blasé.

Les sopranos Dagmara Dobrowolska et Chia-Fen Wu incarnent les impitoyables vendeuses (d’ananas!), dont la beauté et la légèreté des voix contrastent avec la laideur des corps déformés de mutants.
Simon Schmidt, Onno Pels, Thierry Vallier et Mark Gough réussissent à merveille les multiples rôles qui leur sont confiés et Jonas Grundner-Culemann se fait véritable caméléon déguisé en chasseur, médecin et policier, dans les costumes extravagants de la créatrice Josa Marx.
Derrière la scène et sur le balcon, le choeur fait vivre la conscience d’Olim de manière convaincante ; dans la fosse, l’orchestre de l’Opéra des Flandres maîtrise la polyrythmie et l’éventail de styles musicaux allant du mélodrame au tango, de la marche à la valse, du shimmy (inspiré de la célèbre danse de Josephine Baker) au moritat. Sous la baguette dynamique de Karel Deseure, la musique entraînante de Weill est la protagoniste incontestée de la soirée.

Si l’idée d’accentuer le contexte de la création de l’opéra, tout en étant lanceur d’alerte sur les dérives dictatoriales dans la société actuelle est passionnante, les soudains changements de contexte (apocalypse environnementale, terrorisme, martyre chrétien, monarchie pharaonique et dictature asiatique) entrecoupés de retours au “présent” de la première de Silbersee 33, réduisent la fluidité de l’intrigue.
De même pour la quantité de références hétérogènes, pas toujours faciles à identifier, qui détournent des intentions du compositeur et du librettiste.
Cependant, le public dans la salle est entrainé, séduit par le Singspiel de Weill, par le jeux des comédiens et des chanteurs et par la belle scénographie tournante. Les spectateurs se laissent surprendre et éclatent souvent de rire.
La salle transpire de la joie de pouvoir goûter à nouveau au spectacle vivant, de voir des artistes en chair et en os, de partager des émotions avec d’autres personnes, après une année et demi d’isolement et d’interactions par vidéoconférence.
Vivement le retour à la normale, tout d’abord pour les artistes et les salles de spectacle, qui petit à petit reprennent leur travail, mais aussi pour les spectateurs assoiffés d’art et de culture… en trois dimensions.
Composition : Kurt Weill (1900-1950)
Livret : Georg Kaiser & Till Briegleb
« Schauspiel-Oper » en trois actes
Création mondiale le 18 février 1933, Leipzig, Magdebourg et Erfurt
Nouvelle production
Direction musicale : Karel Deseure
Mise en scène et scénographie : Ersan Mondtag
Lumières : Roland Edrich
Costumes : Josa Marx
Direction des chœurs : Jan Schweiger
Dramaturgie : Till Briegleb et Piet De Volder
Adaptation du texte : Till Briegleb
Severin : Daniel Arnaldos
Fennimore : Marjan De Schutter, Hanne Roos
Olim : Benny Claessens
Lotterieagent et Baron Laur : James Kryshak
Frau von Luber : Elsie de Brauw
2 vendeuses : Dagmara Dobrowolska, Chia-Fen Wu
4 gars : Simon Schmidt, Onno Pels, Thierry Vallier, Mark Gough
Chasseur, médecin et policier : Jonas Grundner-Culemann
Orchestre symphonique de l’Opéra Ballet des Flandres
Chœurs de l’Opéra Ballet des Flandres
Coproduction : Opéra national de Lorraine
Opéra de Gand
Les sam. 18, mar. 21, ven. 24, sam. 25 sept. à 20h
Opéra d’Anvers
Les dim. 3, jeu. 7, mer. 13, sam. 16 oct. à 20h et dim. 10 oct. à 15h