« Le Ranelagh ça sent le bois, la cire, les rires et les pleurs », m’avait dit un ami comédien.
J’en acceptai l’augure et me retrouvai à l’orchestre, émerveillée par les boiseries des loges qui surplombent la salle ; le chêne sculpté évoque le bois sombre des confessionnaux mais ici, l’absolution est donnée en alexandrins et l’on récite Bérénice pour prix de ses péchés. Ces loges font penser aux lits clos de Bretagne, aux panneaux souvent richement ouvragés.
Pourtant, si au Ranelagh on frissonne, ce n’est pas à cause de quelque brise de mer qui souffle sous la porte, c’est le frisson du théâtre ! Au-dessus de l’orchestre, le foyer s’ouvre sur le balcon, confusion féconde entre le dehors et le dedans, à laquelle fera écho la communion des contraires dans ce Filigrane.
Elle c’est Ophélie Gaillard, blanche et blonde, frêle, soliste virtuose et chambriste inspirée, aussi à l’aise sur instrument ancien – avec son ensemble Pulcinella – qu’avec un violoncelle ici sonorisé parfois accompagné d’une musique enregistrée. Elle m’avait émue aux larmes il y a deux ans dans les Suites pour violoncelle seul de Britten, dans le décor austère de la Basilique de St-Denis. Dans ce Filigrane, c’est encore un tout autre répertoire : elle y joue aussi bien du violoncelle que de son corps, elle joue de la musique et un rôle, elle joue enfin avec les images en grimpant sur une portée ou en s’invitant dans une photo de Maurice Bacquet. Elle se joue de tout et joue avec l’Autre un corps à corps sonore dont elle a conçu les arrangements.
Noir. Violoncelle seul sur scène. Du bois, encore. La musicienne est en noir. Elle frappe le bois de ses mains. Un son d’autres latitudes. L’archet frotte les cordes, les matières bruissent. L’instrument bouge, comme un corps.
La musicienne blanche joue, pour domestiquer ce corps. Elle joue des musiques d’un univers de nous mieux connu que les sons bruts. L’instrument obéit.
Le danseur noir entre, s’immisce entre la musicienne et l’instrument, entre le corps et le bois, entre les cordes et le son. Elle joue. Il attire l’archet, le séduit, hypnotise l’instrument par les tensions de ses muscles d’ébène. Elle joue. Il l’accapare, l’enlace, l’embrasse. Elle joue.
L’Autre, c’est lui. Ibrahim Sissoko est un grand gaillard, justement. Une montagne faite corps dont les mouvements viennent du hip-hop et des danses urbaines, qui rarement ont demandé à Bach de leur donner le tempo. Et ça marche, ça danse, même ! Bach et sa suite, Cassado et sa sonate, une berceuse andalouse, une ballade africaine de Ballaké Sissoko, le pape de la kora, des ragtimes qui nous trottent dans la tête.
Danseur, chorégraphe, metteur en scène, l’athlète a conçu chaque pas de ce grand théâtre de la rencontre entre les cinq sens des deux protagonistes qui se hument, se touchent, se voient, s’écoutent et se goûtent, l’une faisant corps avec son instrument, l’autre avec ses mouvements. Au milieu, l’archet.
L’Afrique danse et rencontre l’Europe qui joue : où ça ? en Espagne, bien sûr, ce pont entre les deux continents : les costumes tombent des cintres, Carmen en robe rouge sur peau blanche joue et improvise sur Bizet, son Autre – tout à la fois Don José, Escamillo et taureau – danse autour d’elle et de son instrument en costume blanc sur peau noire.
La lumière tombe. Noir. Le Cant dels Ocells s’élève pour célébrer l’union des corps, des continents, d’Euterpe et Terpsichore.
Théâtre du Ranelagh, jusqu’au 10 avril
Ophélie Gaillard (violoncelle, arrangements musicaux)
Ibrahim Sissoko (danse, chorégraphie)