À l’occasion de la représentation de la Bohème à l’hôtel des Invalides, nous avons rencontré Enki Bilal, le célèbre dessinateur né en ex-Yougoslavie, à qui ont été confiés la scénographie et les costumes de cette production d’Opéra en plein air.
Vous avez déjà conçu des scénographies de théâtre, de ballet et d’opéra contemporain. Qu’est ce que cela fait de s’attaquer à la Bohème, un des opéras les plus connus et représentés au monde?
Oui, effectivement la Bohème est un des grands opéras du répertoire, mais je ne me suis pas posé trop de questions métaphysiques.
Jacques Attali était également nouveau à la mise en scène, (mais pas à la musique, car c’est un mélomane !), …on a travaillé ensemble en discutant beaucoup : une belle aventure prise avec un brin de légèreté car, à vrai dire, j’avais peu de temps à y consacrer.
Donc oui, je me suis lancé dans Puccini sans être un connaisseur d’opéra, car j’écoute plutôt d’autres genres de musique, mais cela va changer.
L’opéra vous a donc séduit ?
Oui ! J’y ai pris goût, c’est extraordinaire de voir le travail de ces musiciens dans cette fosse que je leur ai construit et celui des 35 chanteurs sur scène.
L’opéra est très fascinant car il touche à des thématiques universelles. Les livrets sont d’une grande simplicité, ils s’adressent à l’expérience et à la culture de chacun, il faut donc laisser notre imaginaire s’envoler.
La ville que vous avez imaginé n’est pas le Paris du XIXe siècle…
L’idée que nous avions avec Jacques était de ne pas situer l’action au XIXe siècle, pour éviter toute contrainte documentaire et aussi pour mettre en avant l’universalité du propos de cet opéra. L’intrigue a donc lieu dans une ville moderne, qui n’est pas Paris et où aucun élément ne la rappelle.
Et pour les costumes ?
Pour les costumes c’était plus ludique, il y avait plus de liberté et la qualité était au rendez-vous. Comme le décor est monochrome, j’ai voulu donner la couleur par les costumes, en particulier ceux des rôles principaux, pour qu’ils ressortent. Les costumes évoquent un passé ou un futur proches.
Comment vous êtes-vous adapté aux contraintes de cet opéra itinérant ?
Comme c’est un décor qui voyage et qu’il y avait très peu de moyens, la scénographie est très simple. Ce sont les lumières qui animent le décor. J’ai donc dû m’adapter et freiner certaines de mes envies. La passerelle en haut, par exemple, devait être creuse, pour voir le monument derrière (l’hôtel des Invalides NdR.) , car je souhaitais laisser un côté suspendu, mais les contraintes techniques l’empêchaient. J’ai cherché alors à créer une circulation sur scène.

Vous parliez de lumières, mais que se passe-t-il lorsque le spectacle commence alors qu’il fait encore jour?
Quand je l’ai vu la première fois c’était en plein été et même à 20h45 il faisait encore bien jour. Il y avait de quoi stresser. Cette fois, tout commence à la tombée de la nuit et le décor de lumières fait sens.
Dans cette Bohème vous mettez également en avant les divisions sociales…
Dans ce parcours mansardé, on est effectivement face à la société, il y a l’étage luxueux et ample du propriétaire et au dessus il y a les combles.
Avec Jacques, nous nous sommes basés sur le modèle social qui existe depuis le XIXe siècle.
Ces jeunes artistes sont passionnés et imprégnés de ce sacrifice pour l’art, qui est la philosophie de l’artiste depuis des siècles. L’artiste a toujours vécu en situation précaire et son art est souvent resté inaudible.
Comme aujourd’hui. En ce moment nous vivons une régression artistique, due à une mutation violente, qui laisse sur le bas côté les gens qui sont en rupture de transmission.
Avec la révolution digitale, tout avance très vite, on perd des métiers et on doit en apprendre de nouveaux en partant de rien.
Est-ce que vous reconnaissez votre jeunesse dans celle de ces jeunes artistes?
Ma jeunesse a commencé quand je suis arrivé en France, c’est la raison pour laquelle je me suis tout d’abord concentré sur l’intégration. J’ai assimilé la culture française tout en gardant ma culture d’Europe de l’est, ce qui est tout à fait possible car assimiler n’est pas abraser.
Au début c’était délicat, mais les choses ont marché très vite pour moi. En revanche j’ai connu la vie d’autres artistes, notamment des comédiens, qui étaient dans la précarité.
Dans un entretien paru dans l’Express vous souligniez le fait que la France est très attachée au passé et au présent mais ne s’intéresse pas au futur, tandis que vous et Attali êtes plutôt orientés vers l’avenir. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En arrivant en France, j’ai très vite compris qu’ici on ne valorise que le passé et le présent. Le futur est souvent méprisé ou ignoré, il fait peur car on n’y sera plus, ça c’est très français.
On retrouve ça dans le mot science-fiction qui est méprisé. Ça m’a toujours choqué, car c’est un genre littéraire qui compte pourtant de très grands textes. Je considère qu’écrire de la science-fiction est même un plus.
A l’époque de la “nouvelle vague”, le cinéma français a mis le projecteur sur quelque chose de sociétale et autofictionnel. Ce mouvement reste un passage obligé pour les élites culturelles, un summum intouchable.
Je suis plus près de l’esprit anglo-saxon et de son ouverture, auquel je rajoute la fantaisie de l’Europe de l’est, qui est très flamboyante et aussi plus violente.
La science-fiction comprend aussi de très grandes réflexions sur notre société, la relation à l’environnement, la philosophie et l’éthique…
Oui, car la science-fiction ne se réduit pas aux petits bonshommes verts ! C’est le questionnement d’un futur proche.
La politique devrait se poser la question du futur. L’Europe unie, au lieu de valoriser son pouvoir culturel, l’a affaibli et s’est soumis aux diktats des États-Unis, en les prenant comme modèle. Aucun homme politique ne s’est intéressé à cette question et personnellement je leur en veux !
Sur quoi travaillez-vous en ce moment?
Je suis reparti sur un album, qui n’est pas une trilogie, mais un seul ouvrage de 130-150 pages. Je travaille également à un petit livre édité, du crayonné, à une pièce de théâtre mise en scène et à de la peinture. J’ai aussi le projet très beau et ambitieux d’un film sur une personne qui fait une enquête sur une planète 3000 ans après que l’homme y a disparu.
Pour finir, je prépare une petite exposition à la galerie Barbier & Mathon à Paris, dont le vernissage sera le 22 septembre 2016. Comme en ce moment, je fais une grande exposition à Tokyo au Chanel Nexus Hall, je suis content aussi de revenir aux croquis et aux dessins préparatoires.