Le 16 septembre 2016, Thomas Jolly assistait à la première d’Eliogabalo, l’opéra baroque de Francesco Cavalli qu’il met en scène au Palais Garnier de l’Opéra de Paris. Ses premiers pas opératiques étaient fortement attendus. Thomas Jolly nous a accordé un entretien en toute décontraction dans sa loge à quelques minutes de la troisième représentation. L’occasion pour nous d’en savoir davantage sur cette création et le travail effectué depuis plusieurs mois avec une équipe au service d’une œuvre peu connue.
L’opéra baroque de Cavalli, datant du XVIIe siècle, est très rarement joué. Nous connaissons votre goût pour les œuvres peu montées. Comment s’est faite la rencontre avec Eliogabalo ?
Je n’ai pas choisi cette œuvre, on me l’a soumise. Stéphane Lissner m’a appelé en avril-mai 2015, pour me dire qu’il pensait à moi pour monter l’Eliogabalo de Cavalli. Il m’a donné la partition, le livret et un enregistrement de travail (puisqu’il n’existe pas d’enregistrement). Je devais donner ma réponse sous quinze jours. C’est ainsi que j’ai découvert ce personnage et l’œuvre de Cavalli que je ne connaissais pas plus que cela. L’histoire du personnage m’a tout de suite fasciné même si ce livret n’en donne pas toute la teneur. C’est un autre type de monstre politique et cela me plaît beaucoup. De plus, on m’offrait la chance de travailler avec Leonardo Garciá Alarcón qui, pour moi, était un chef que je ne rencontrerai jamais. A mes yeux, il est l’un des génies de la musique baroque d’aujourd’hui. Il exhume les œuvres de Cavalli et les remet au goût du jour. Alors, quitte à travailler sur du baroque et du Cavalli, autant que ce soit avec lui. Comme j’avais du temps pour les répétitions, j’ai dit oui.
Comment avez-vous vécu votre première fois au palais Garnier ?
L’émotion est venue à l’avant-première qui était ouverte au public. Avant cela, j’étais surtout très concentré sur la création. Je n’ai pas été impressionné pendant les répétitions par le fait que j’étais à l’Opéra de Paris mais par l’œuvre, par la formidable rencontre avec le chef et avec les chanteurs. Je crois que j’ai vécu une expérience d’opéra unique au sens où il y a vraiment eu un esprit de troupe que l’on a su faire naître au sein de l’équipe. Aucune anecdote de rivalité ou de choses odieuses entre un chef et un metteur en scène ou un chanteur diva. Ce fut beaucoup de joie dans le travail. Ce moment où le public intervient est impressionnant et émouvant mais cela n’a pas guidé mon geste.
Comment s’est déroulée la collaboration avec le chef Leonardo Garciá Alarcón qui fait également ses débuts à l’Opéra national de Paris ?
Nous avons vraiment coopéré. Le premier jour des répétitions, je crois que c’est assez rare pour le souligner, le chef a dit à l’ensemble de son équipe et aux chanteurs : « Nous sommes tous là pour Thomas ». C’est d’abord un honneur mais aussi et surtout une vraie direction qu’il donne au travail. Dans la partition de Cavalli, il n’y a que la ligne de basse continue.
Dans le baroque, tout est à construire. C’est comme si nous avions une création totale à faire. Avec Leonardo, nous avons créé tous les tempi, les silences, les répétitions, les reprises… On s’est dit que c’est d’abord une pièce de théâtre chantée du XVIIe siècle. C’est important de le souligner et Leonardo, qui aime le théâtre, a tout de suite précisé qu’il fallait que l’on soit dans du théâtre chanté plutôt que dans de l’opéra. C’est une nuance mais elle a son importance puisque tout mon travail avec lui a été de construire la partition avec la pensée, les mots, les intentions, les enjeux… Cela se construit de l’intérieur et les chanteurs ont tout de suite joué le jeu. La distribution est délirante : ce sont des interprètes de haute volée et également de très belles personnes, ce qui ne gâte rien.
Sauf révélation, vous n’êtes pas chanteur lyrique. Comment nourrissez-vous votre mise en scène opératique, sans pouvoir puiser dans votre pratique personnelle comme vous faites au théâtre ?
En effet. Il y avait d’abord eu le rapport à la langue. Je parle un peu italien mais pas assez pour tenir une conversation. Il y avait donc à côté de moi une personne formidable qui a travaillé sur la langue. Comme il y a beaucoup de récitatifs, Leonardo me demandait d’aller jouer le texte en français en tant qu’acteur puis il traduisait au piano les intentions, les rythmes, les pauses que je faisais… Nous avons travaillé comme cela pour construire la partition. Par rapport aux chanteurs, il y a un travail différent. La musique existe et on ne peut pas y toucher. Par contre, il faut décrypter la partition, savoir pourquoi le compositeur a mis telle note sur tel mot, pourquoi il y a un silence, une accélération ou autre. Nous avons eu quatre semaines de répétitions mais durant les trois quarts, il n’y avait quasiment pas de décor. Il fallait donc travailler sur le jeu et les intentions, non seulement parce qu’il fallait construire une partition mais aussi parce que c’est du théâtre chanté.
Quel travail dramaturgique avez-vous effectué sur cette œuvre complexe pour qu’elle nous parvienne épurée et facile à suivre ?
De concert avec Leonardo, j’ai retravaillé le livret. Il faut comprendre qu’à l’époque, il existait des schémas de personnages et de situations très codifiés. J’ai inversé plusieurs scènes pour redonner de l’exposition parce que nous comprenions les choses que beaucoup trop tard. J’ai aussi pas mal coupé dans les récitatifs car même si au bout d’un moment la ligne narrative est claire, Cavalli est un peu gourmand et cela partait dans tous les sens. Au niveau de la dramaturgie, j’ai tout de suite évité le piège que je voyais venir gros comme un camion. Je suis à l’Opéra de Paris, il y a des moyens évidemment mais il me fallait me souvenir que Cavalli était joué sur une scène qui devait faire la taille de ma loge ici et seulement avec cinq musiciens. Il était donc hors de question de travailler à du gigantisme ou à en mettre partout, ce qui n’est pas la nature de l’opéra baroque. A mon avis, cela est nécessaire pour la compréhension de cette musique mais aussi pour le chef qui avait besoin que les chanteurs soient très proches de l’orchestre et inversement. A départ, nous ne devions quasiment pas utiliser la scène mais principalement l’allée centrale de l’Opéra Garnier. Mais les places étaient déjà vendues du coup nous avons tout réorganisé autour de la fosse, un peu comme à l’époque de Cavalli qui travaillait dans une très grande proximité avec les musiciens et les chanteurs. L’autre problématique dramaturgique est que la légende du personnage est beaucoup plus sulfureuse que ce qu’en a fait Cavalli. Nous avons forcé le trait sur certains de ces aspects en piochant dans les textes historiques mais il fallait garder un équilibre pour ne pas dénaturer l’œuvre. Ce n’est pas Antonin Artaud qui signe le livret ! Comme avec Richard III, il faut je crois rester vigilant avec ces personnages qui véhiculent des fantasmes ou des mythes et ne pas s’écarter de ce qu’un auteur ou un compositeur en propose…
Il y a un impressionnant travail scénographique, notamment grâce aux lumières d’Antoine Travert qui parvient à retranscrire un clair-obscur typique de la peinture baroque. Est-ce l’une de vos sources d’inspiration et y en a-t-il eu d’autres ?
Merci de le souligner ! C’était déjà le cas dans Richard III même si cela n’avait pas été compris comme tel. Le clair-obscur, les perspectives, les lignes de fuite, la colorimétrie inconstante, les mouvements sont aussi des outils baroques pour moi. Cette lumière était une réelle clé pour donner à la scénographie un contraste avec ce qui est matériel, assez austère, inspiré non seulement de l’autoritarisme de Rome mais aussi par la légende de “la pierre noire” qu’Eliogabalo a ramenée de Syrie. Ce personnage et son règne se posent complètement dans la fantaisie, dans l’inversement, dans la contradiction et dans le désordre des règles, du sexe, des genres, de la politique, de la religion… Et puis Eliogabalo a comme Dieu Hélios, le Soleil. La scénographie est donc née de cela.

Le livret est plutôt sage, ce qui implique que votre mise en scène soit moins éblouissante que ce à quoi vous nous avez habitués au théâtre. Est-ce pour répondre à des normes institutionnelles ou est-ce pleinement le résultat de vos choix ?
L’opéra n’a pas du tout mis son nez dans quoi que ce soit, j’ai été très libre de créer ! Si la mise en scène est « plus sage » ou «moins flamboyante » que dans Richard III ou autre, c’est parce que le livret nécessitait cette proximité. Le troisième tableau, qui est en terme de mise en scène le plus éclatant avec la piscine, le cirque et le sacre du nouvel empereur c’est aussi parce que le livret le permettait. Mais, d’après moi, ce n’est pas la faute du livret : c’est ce type de théâtre là. Et j’ai opté pour cette sobriété, cette âpreté de l’espace. Rapidement, je me suis dit qu’il ne fallait pas combler par autre chose. Comme pour Shakespeare, il y a le besoin d’une grande proximité avec le public, une sorte d’interactivité. C’est écrit comme cela mais il y en a qui n’aiment pas du tout. Cependant, l’œuvre nécessite cela pour être entendue au plus près de ce que le compositeur a voulu. Il fallait réduire les choses, ce qui ne sera pas le cas sur Fantasio par exemple. Je peux t’en parler car les maquettes sont données depuis longtemps. Le décor est en train de se construire et il est beaucoup plus déployé, plus festif, plus flamboyant parce que l’œuvre est de cette nature-là. Le premier acte se passe sur la place d’un village, il faut donc voir la population, le château… C’est un théâtre du XIXe donc plus foisonnant en terme d’espace tandis que chez Cavalli, ce n’est ni un manque d’idées ni une frustration ou un empêchement de quoi que ce soit mais bel et bien l’idée de donner une chose assez pure. Mon but est toujours de comprendre et de saisir ce que l’œuvre me demande. Si la musique parvient si bien, c’est aussi grâce à la mise en scène. Et c’est mon premier enjeu.
Quel spectateur-auditeur d’opéra êtes-vous ?
Je ne suis pas un gros auditeur-spectateur ! J’en ai vu peut-être quatre ou cinq dans ma vie, avant de faire cette mise en scène, et c’est un art qui me passionnait en tant que metteur en scène justement pour la question de l’art total mais que du coup j’appréhende vraiment comme un néophyte. D’ailleurs, c’est cela que Leonardo apprécie. Je n’ai pas les codes alors on avance, on change un peu la donne. Pour donner un exemple, c’est le personnage qui donne la première note de l’orchestre. Le chef a accepté de le faire, de renverser les codes parce que nous partageons la même volonté de faire du baroque quelque chose de vivant, de moderne et d’aujourd’hui. Ma naïveté, voire mon ignorance de certains protocoles, permet d’inventer de nouvelles choses. J’ai énormément appris et maintenant je suis moins ignorant donc pour le prochain, je veillerai à certaines choses comme au fait que les chanteurs travaillent d’abord la théâtralité puis il y a un gros retour de la musique pendant les répétitions où le jeu n’est plus trop présent jusqu’au jour de la première où musique et théâtre se rejoignent. J’en avais des sueurs froides que cela ne se fasse qu’à la première. Je ne connaissais pas ce principe. Une fois la mise en scène piano faite, le metteur en scène n’est plus prioritaire. J’ai donc dû déployer des trésors d’imagination pour continuer à travailler avec les chanteurs. A l’avenir, mon travail sera plus organisé. Je serai moins à prendre de plein fouet ce que je découvre. Mais pour répondre à la question, ce n’est donc pas en tant que spectateur que j’ai guidé mon geste.
Si vous ne deviez citer qu’un seul opéra, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Le tour d’écrou de Benjamin Britten ! D’abord, parce que j’ai adoré le bouquin mais aussi parce que j’adore cet opéra que j’ai vu et aussi parce que ce sont des gamins. Ce rapport à l’enfance, un peu tordue et effrayante, qui est une enfance moins jolie que dans les autres Britten, m’intéresse beaucoup. La musique est sublime et un jour, j’aimerai faire cela.
Quel est le dernier opéra que vous avez vu et quel est le prochain que vous irez voir ?
Cela va plaire à certains (rires), mais le dernier opéra que j’ai vu c’est le Moïse et Aaron de Romeo Castellucci, la saison dernière à l’Opéra Bastille. J’aimerai beaucoup aller voir La Traviata aux Bouffes du Nord car je crois que ce spectacle est un véritable bijou. Comme je ne connais pas trop mon planning à l’avance je n’arrive pas à me projeter donc en ce qui concerne le prochain véritable opéra que j’irai voir, c’est une surprise. Je ne sais vraiment pas et cela se décidera certainement au dernier moment.
Cette première approche de l’opéra, qui sera enrichie avec Fantasio en février 2017, marque-t-elle un nouveau départ artistique dans votre carrière ?
C’est certain que cela me modifie. Avec la clôture du cycle Shakespeare, ma non-nomination au Théâtre National de Bretagne, la découverte de l’opéra avec des joies et des dépits, je suis effectivement en train de me dire que quelque chose va devoir changer mais quoi ? Je ne le sais pas encore. Déjà, il y a Fantasio. Théâtralement parlant, je n’ai aucune idée, ou du moins il faut encore que je me décide sur quelle ligne lancer, quelle histoire écrire, comment, avec qui, et quand ! Je t’ai vu fin juillet à la fin du Festival d’Avignon, ensuite j’ai juste pris dix jours de vacances à l’Île de Ré et j’ai entamé les répétitions ici. Je n’ai pas vraiment eu le temps d’envisager ma vie. Je pense que les mois d’octobre-novembre vont être éclairant pour cela donc on se donne rendez-vous dans quelques mois pour en savoir davantage.