2016 est une année faste pour le baryton Marc Mauillon. Deux prises de rôles à risque. Le Pelleas de Debussy à Malmö en Suède au printemps. Et L’Orfeo de Monteverdi en ouverture de la saison à l’Opéra de Dijon où nous l’avons rencontré. Il sera fin décembre seul en scène à la POP (l’ancienne Péniche Opéra de Paris) pour Song Line, évocation de son parcours intime dans la musique du Moyen-Âge à nos jours, dont il vient de faire un disque.
C’est une rock star, cet Orfeo que vous nous donnez à voir et à entendre ici à Dijon ?
Yves Lenoir, le metteur en scène, a choisi de placer l’action à New York, dans l’ambiance de la Factory d’Andy Warhol, là où passèrent Lou Reed, David Bowie et d’autres… Il fait de cet Orfeo une réflexion sur la place de l’artiste et de la création artistique dans le monde. Après tout Orphée est un personnage qui parle à tout le monde, aux vivants, aux damnés dans les Enfers, et aux Dieux, puisque Monteverdi a choisi un « happy end » et dans sa version, Orphée est tiré de son malheur par son père Apollon qui l’emmène avec lui sur l’Olympe. C’est d’ailleurs un moment bouleversant de cet opéra qui n’en manque pas. C’est bien la fonction de l’art et des artistes de parler au plus grand nombre, c’est à dire à chacun où qu’il soit, d’où qu’il vienne, n’est-ce pas ?
Vous connaissez bien Orphée. Vous avez enregistré Li Due Orfei de Giulio Caccini et Jacopo Peri, un peu antérieurs à Monteverdi. Vous avez aussi chanté celui de Luigi Rossi, un peu postérieur. Qu’est-ce que l’Orfeo de Monteverdi a de plus ?
C’est vrai qu’avec Orphée, je me sens un peu à la maison. Parce que j’ai tout ça déjà dans ma valise, c’est une prise de rôle plus confortable. Mais l’Orfeo de Monteverdi, c’est un inventaire de l’art du chant de l’époque (1607), de l’ensemble des options vocales du parlé au très chanté, une espèce de manifeste de ce qu’on appellera plus tard la musique baroque. C’est aussi une peinture psychologique incroyable où sont évoquées par le chant et la musique, une incroyable variété de passions. Orphée passe plusieurs fois par toutes les émotions, des plus douces aux plus violentes : l’amour puis la mort d’Eurydice, les retrouvailles aux Enfers, la disparition définitive de la belle. Monteverdi décrit tout ça avec une minutie, une précision incroyable. C’est assez génial.
Vous commencez à être un vrai spécialiste du personnage. D’après vous, pourquoi Orphée se retourne-t-il quand il ramène sa belle des Enfers, ce qui le condamne à la perdre définitivement ?
C’est la grande question. Celle qui fait la force du mythe. Edgar Pavese dans « Dialogues avec Leuco » fait dire en substance à Orphée : « Quand j’ai senti cette froideur derrière moi, cette peau froide, je me suis dit que ça ne pourrait plus jamais être comme avant ». A quoi bon poursuivre ce rêve impossible d’éternité ? Il préfère finalement accepter la disparition de celle qu’il a aimée et aime encore. Il se retourne pour reprendre possession de lui-même, de son présent et de son avenir.
Vous chantez, comme vous parlez. Le même timbre. La même liberté. Le même naturel…
J’ai eu la chance de commencer par ces musiques-là. Le baroque avec William Christie, puis Jordi Savall. Évidemment, ça donne une liberté qu’on n’a pas quand on travaille la technique belcantiste. On peut aller chercher des sons non académiques. C’est vrai aussi des répertoires du Moyen Age ou de la Renaissance. Côtoyer des langues anciennes comme le vieux français, l’occitan, travailler avec des instruments bizarres, les instruments d’époque, ça permet aussi d’aller chercher des sons, des couleurs de voix différents. Mon approche vocale, esthétique, vient de là. C’est aussi un choix personnel. J’aime le naturel. C’est ce qui me touche le plus dans le chant. Ce n’est pas toujours possible. On me demande parfois des choses différentes, disons plus classiques. Et puis il y a des ornementations qui n’ont rien de naturel. Ça ne me dérange pas parce que ça me fait travailler. Mais quand je le peux, quand on me donne la responsabilité artistique, mon choix esthétique personnel c’est de rester naturel.
Est-ce que c’est possible dans Pelleas, dont vous venez de prendre le rôle cette année à Malmö ?
Oui et non. Mais j’ai eu la chance de travailler avec Alphonse Cemin comme chef de chant. Il a une grande habitude du travail avec les chanteurs et me disait : « Ça ne je ne l’aurais pas fait comme ça, mais stylistiquement ça me va. Là par contre, il faut que tu vibres plus »… Il m’a orienté avec bienveillance en respectant mes propositions. On cherchait et on trouvait ensemble. C’était idéal pour moi.
C’est vrai aussi qu’avec Debussy, on est dans une vocalité différente de la vocalité lyrique du 19ème siècle italien. On peut aussi se permettre beaucoup de choses. Il y a aussi dans Debussy, un rapport au texte qui est très jouissif. J’étais là aussi un peu chez moi.

Pour être vraiment chez vous, rien de mieux que d’être seul en scène, et c’est ce que vous faites en fin d’année à la POP, l’ancienne Péniche Opéra de Paris.
En principe en tant que chanteur, on n’est jamais confronté à l’idée du solo. On est en principe toujours accompagné. Or je suis très envieux, très admiratif aussi de tous ces pianistes, ces clavecinistes, et même ces violoncellistes qui font des récitals, seuls en scène, maîtres du temps. Je souhaite à chacun de vivre ça au moins une fois dans sa vie de musicien. C’est extraordinaire, assez fou.
C’est aussi gonflé…
Pas vraiment. Je suis dans mon élément avec la monodie médiévale, qui donne une force dingue. Je chauffe ma voix tous les jours avec cette « huile essentielle » de musique, une seule portée qui est toute l’œuvre. En concert, elle est le plus souvent accompagnée d’un bourdon, c’est vrai. Mais en travaillant par exemple Guillaume de Machaut, je me suis souvent dit : « c’est de la poésie pure mise en musique, c’est fait pour être chanté seul, sans accompagnement aucun ». Ensuite l’inspiration m’est venu d’un livre de Bruce Chatwin, « Songlines » (« le chant des pistes ») où l’auteur se met à la recherche des itinéraires chantés des aborigènes australiens, des cartes sonores si vous voulez qui permettaient en principe de se repérer dans le désert. Vous savez que dans la mythologie aborigène tout ce qui existe a dû être chanté pour être créé ? C’est magnifique, non ?
Vous vous mettez aussi aux chants aborigènes ?
Non, l’idée c’est de proposer au public un cheminement, un itinéraire musical, le mien en fait, du médiéval au contemporain. On y entend donc des musiques européennes anciennes et contemporaines, disons de Machaut à Aperghis, modales donc accessibles au plus grand nombre. J’ai travaillé le spectacle avec un chorégraphe et une scénographe. L’idée est que mon spectacle tienne tout entier dans un sac à dos, de partir avec lui à la rencontre des gens. C’est un récital autonome et nomade. Car le bonheur n’est pas au bout du chemin, le bonheur est le chemin.