Eugène Onéguine à l'Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP
Eugène Onéguine à l'Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP

Eugène Onéguine : missives triomphantes

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Créée il y a plus de vingt ans, cette production d’Eugène Onéguine par Willy Decker continue son chemin et attire du monde en ce mois de mai, en revenant à l’Opéra Bastille, notamment grâce à une éblouissante distribution couronnée par la présence d’Anna Netrebko, l’une des artistes lyriques les plus prisées des scènes mondiales. Le célèbre opéra de Tchaikovski se voit ainsi paré d’un écrin somptueux pour briller de mille feux.

Eugène Onéguine à l'Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP
Eugène Onéguine à l’Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP

Madame Larina vit seule avec ses deux filles, Tatiana et Olga. La première est plutôt réservée tandis que la seconde jouit de l’insouciance de son existence. Toutes deux vivent dans les rêves nourris par leur lecture de romans sentimentaux, si bien que l’amour et le bonheur ne semblent exister que dans leurs songes. Vladimir Lenski, le jeune poète amoureux d’Olga, présente Eugène Onéguine à la sensible Tatiana. Bouleversée, emplie de désirs, elle se lance la nuit même dans la rédaction d’une missive enflammée qu’elle lui fait porter dès le lendemain par Filipievna, la vieille nourrice.

Malheureusement, les illusions de la jeune femme s’effondrent quand celui pour qui son cœur soupire repousse ses avances en l’invitant à l’avenir à davantage de retenue. Il faudra attendre une fête chez les Larina pour que la cruelle machine du cauchemar se mette en route. Un drame et des années plus tard, Tatiana, devenue la reine de la haute société de Saint-Pétersbourg, fera naître des sentiments profonds chez Onéguine qui aura mis trop de temps à s’apercevoir de ce qui s’offrait à lui, faisant de ce bonheur possible une relation avortée par orgueil ou bêtise humaine.

C’est dans un décor très pictural, imaginé par Wolfgang Gussmann que débutent ces scènes lyriques. Jouant sur les perspectives, le tableau d’ouverture fait apparaître un cadre asymétrique donnant sur un plan incliné dans les tons jaune-orange comme les blés de la campagne russe estivale dont les lignes de fuite dévoilent un paysage vallonné. Cela nous évoque instantanément le Champ de blé aux corbeaux de Vincent Van Gogh où les oiseaux de malheur seraient représentés après l’entracte par la grisaille des murs d’un palais où demeure maintenant Tatiana, le lieu même de la mort des sentiments les plus profonds et sincères.

Le lustre de cristal, très imposant, capture la lumière et emprisonne les reflets comme les sentiments au plus profond des cœurs. La mise en scène est épurée et les silences éloquents dans cette production qui s’intéresse à la condition des femmes. Au départ, Tatiana est un peu comme Emma Bovary, une rêveuse pour qui la ligne de conduite est « la lecture enrichit l’esprit et le cœur ». Elle se met entre les mains d’Onéguine, faisant briller les feux d’un amour candide jusqu’à cet aveu de non-réciprocité : « Je vous aime comme un frère ». Dès lors, l’ange de douceur s’endurcit et reste ferme face à ce qu’elle ressent, jusqu’à déclarer « le bonheur est passé si près de nous […] il était si proche, si possible » où l’honneur triomphe du sentiment. Les poursuites de lumière qui accompagnent les protagonistes éclairent avec pertinence l’essentiel. Willy Decker ne s’écartera pas de ces indications précieuses du livret et gardera une lisibilité exemplaire de l’œuvre.

Eugène Onéguine à l'Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP
Eugène Onéguine à l’Opéra national de Paris © Guergana Damianova / OnP

Après un récital donné il y a quelques semaines à la Philharmonie de Paris, Anna Netrebko, la diva internationale, revient à Paris et s’offre le luxe d’incarner Tatiana dans la mise en scène de Willy Decker, datant déjà de 1996. Les spectateurs n’ont d’yeux (et d’oreilles) que pour elle. Certains pourront – peut-être à juste titre – dire que ce rôle n’est pas fait pour elle mais peu importe, elle s’est montrée éblouissante. Il n’y avait qu’à écouter l’ovation qui lui a été réservée à la fin de sa lettre nocturne. Radieuse, la soprano s’est montrée envoûtante, poignante et subtile, faisant de chaque note une explosion de détails intentionnels. L’éclatant air de la lettre résonne encore en nous comme l’apothéose d’une éblouissante soirée. L’émotion pétille autour de son inflexible ligne de chant. Face à elle, Peter Mattei ne démérite pas bien que moins puissant dans la seconde partie ; Qu’importe, que ce soit en humiliant involontaire, froid et indolent, ou en homme meurtri par une réponse tardive aux transports de l’amour, son timbre est superbement maîtrisé et impose une forme de noblesse qui sied parfaitement à son personnage. Leur duo final est d’une beauté absolue, atteignant des sommets émotionnels. Légèrement fragile mais captivant, le Lenski de Pavel Černok dégouline d’un lyrisme presque risible à notre époque mais d’une sincérité désarmante. Le reste de la distribution se montre très juste sans pour autant constituer une représentation d’anthologie ou des instants transcendants. Notons cependant la très belle performance vocale et scénique de Raúl Gimenez en Monsieur Triquet de haut vol ou encore Alexander Tsymbalyuk, mature Prince Grémine, appliqué et charismatique.

Dès les premières mesures, Edward Gardner fait résonner un lyrisme débordant de sentiments grâce à un orchestre de l’Opéra national de Paris en très grande forme, dont les solistes, que ce soit le hautbois ou la flûte, se montrent irréprochables, unis dans une direction, précise mais parfois hésitante sur les tempi dans l’acte II.

Le tout insuffle une belle fluidité et souligne délicatement les émotions qui émanent du plateau. Tout est clair, sans excès. Les somptueux chœurs, dirigés par José Luis Basso, font aussi des merveilles, et ce dès leur apparition dans le premier tableau quand nous les entendons de loin se rapprocher avant de se regrouper sur la colline pour un moment champêtre intense.

La musique de Tchaïkovski est décidément prenante et digne des plus grands chefs-d’œuvre opératiques. Avec une mise en scène épurée, modeste, ajustée et magnifiée, qui n’a pas pris une ride, il serait bien dommage de passer à côté d’émotions si merveilleuses qui font d’Eugène Onéguine une incroyable leçon d’amour.


Eugène Onéguine

Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux (1879) en russe

Compositeur : Piotr Ilyitch Tchaïkovski

Livret : Piotr Ilyitch Tchaïkovski et Constantin S. Chilovski d’après Alexandre Pouchkine

Direction musicale : Edward Gardner

Mise en scène : Willy Decker

Décors et costumes : Wolfgang Gussmann

Lumière : Hans Toelstede

Chorégraphie : Athol Farmer

Distribution :

Tatiana : Anna Netrebko

Madame Larina : Elena Zaremba

Olga : Varduhi Abrahamyan

Filipievna : Hanna Schwarz

Eugène Onéguine : Peter Mattei

Lenski : Pavel Černoch

Le prince Grémine : Alexander Tsymbalyuk

Monsieur Triquet : Raúl Giménez

Zaretski : Vadim Artamonov

Le lieutenant : Olivier Ayault

Solo ténor : Grzegorz Staskiewicz

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

France Musique diffusera cet opéra en différé le dimanche 25 juin 2017 à 20h dans l’émission Dimanche à l’opéra.

Professeur des écoles le jour, je cours les salles de Paris et d'ailleurs le soir afin de combiner ma passion pour le spectacle vivant et l'écriture, tout en trouvant très souvent refuge dans la musique classique. Tombée dans le théâtre dès mon plus jeune âge en parallèle de l'apprentissage du piano, c'est tout naturellement que je me suis tournée vers l'opéra. A travers mes chroniques, je souhaite partager mes émotions sans prétention mais toujours avec sensibilité.

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