Nadine Sierra (Gilda) et Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto) © Charles Duprat / Opéra national de Paris
Nadine Sierra (Gilda) et Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto) © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Rigoletto à l’Opéra Bastille : maudite vengeance

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L’an dernier, Rigoletto faisait son grand retour à l’Opéra de Paris, après vingt ans d’absence depuis la production de Jérôme Savary. La création mise en scène par l’allemand Claus Guth avait divisé l’opinion par un choix scénique surprenant mais pertinent. Pour sa reprise cette saison, la distribution a été entièrement renouvelée et s’impose comme une réussite incontestable, tant sur le plan musical que vocal.

C’est un homme âgé, la silhouette frêle, en haillons, qui s’avance sur la scène, un carton dans les mains. Il s’agit de Rigoletto, dévasté par le chagrin. Burlesque, presque déshumanisé et désarticulé comme un pantin abandonné, le fou hors du commun ouvre la boîte aux souvenirs qui ne le quitte plus et en extrait une robe blanche ensanglantée. C’est celle de Gilda, sa fille qu’il gardait cachée du monde mais qui, à la suite d’une malédiction et d’une vengeance mal maîtrisée, a été enlevée avant de lui être rendue. Mais déjà, l’innocence est entachée et les ombres dansent comme des fantasmes. En ressortant ce vêtement, il laisse échapper tout un pan de sa vie qui s’est effondrée. Le drame, enclenché, ne pourra finir que dans le sang et les larmes, bien que « deux êtres qui s’aiment forment un univers à eux seuls » et que la mort physique n’entraîne pas le décès des pensées qui animent ceux qui restent. Avec lui, comme un fantôme observant son passé, nous allons revivre ce traumatisme, jusqu’à ce qu’en refermant la boîte de Pandore qui contient à jamais le monde vide et dévasté de Rigoletto, l’homme qui ne rit plus, le huis-clos psychanalytique demeure éternel.

Ce qui surprend au premier abord c’est cette scénographie de Claus Guth. Lorsque le décor se déploie, nous découvrons le carton de l’intérieur. Nous plongeons contre les parois de la boite, écrin des souvenirs de Rigoletto. La mise en abîme est risquée mais avouons-le, pertinente. L’esthétique n’est pas forcément très belle pourtant cela fonctionne parfaitement. Cette présence du double actuel revivant son passé à travers ses souvenirs aurait pu sembler une idée peu inspirée et inspirante alors que,  au contraire, elle est aboutie et accentue le remord qui le ronge encore et toujours. Dans les éclairs de sa mémoire, nous verrons une Gilda à différents âges sur laquelle Rigoletto porte un regard tendre et paternaliste. Le travail scénique est approfondi et grâce à cela, les arias se fondent avec fluidité dans le jeu d’acteur des interprètes, intenses et émouvants.

Au niveau du plateau vocal, aucune fausse note ne vient troubler la distribution perfectible pour cette reprise. Vittorio Grigolo est un duc de Mantoue séducteur et séduisant. Sa puissance dans La donna è mobile en font une aria qui demeure l’une des plus ensorcelantes de ces dernières années. Son timbre solaire nous emprisonne même si cela manque parfois de projection, notamment en fin de ligne de chant qui mériterait quelques nuances supplémentaires. Željko Lučić est un Rigoletto subtil et nuancé. Le bouffon qu’il incarne n’est pas caricaturé et semble se diriger avec finesse vers la marionnette du destin. Manipulé par ceux qui l’entourent, le protagoniste est un homme maudit qui nous touche. Lorsqu’il entonne « elle est tout ce que j’ai au monde », il nous transperce le cœur qui saigne en nuée de larmes. Ses duos avec Nadine Sierra, qui se glisse dans la peau de Gilda, sont exceptionnels et à chaque fois fortement applaudis, en dépit des codes en vigueur à l’Opéra en France. La soprano est parfaite dans ce rôle dont elle souligne à la fois la force de caractère et la faiblesse d’un cœur amoureux. Très impliquée, elle est remarquable dans tous ses tableaux, sincère et généreuse, aussi bien éruptive dans ses grandes envolées lyriques que dans la retenue, l’évanescence et l’innocence. Purs et lumineux, les aigus de la soprano s’élèvent avec la limpidité des cristaux, immédiatement salués par une salve d’applaudissements. Son jeu scénique nous captive, jusqu’à ce qu’elle disparaisse après une marche lente et terriblement émouvante vers la lumière de sa destinée maudite. La grande technicité vocale dont elle fait preuve se retrouve aussi, que ce soit chez Elena Maximova (envoûtante Maddalena), Christophe Gay (saisissant Marullo) ou encore Kwangchul Youn (inquiétant Sparafucile).

Pour sa direction musicale de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, le jeune chef Daniele Rustioni s’est montré dynamique et contrasté, faisant entendre toute les nuances de la musique verdienne, tout en glissant parfois vers des couleurs mozartiennes. Inspiré par le Roi s’Amuse de Victor Hugo, le sous-titre de cet opéra aurait pu être L’Homme qui rit (de par la présence du clown triste et déchu du protagoniste éponyme) ou bien Crime et Châtiment. D’ailleurs, une référence explicite est mentionnée à l’acte III. Même si la scénographie est contestable, la beauté vocale et musicale nous transporte au sommet de l’émotion en passant par des chemins sinueux mais non dépourvus d’intérêt. L’opéra éclatant et coloré que défend la nouvelle distribution est un gage de qualité pour espérer que Rigoletto ne manquera pas de faire un carton à l’occasion de sa reprise à l’Opéra Bastille.

 


Rigoletto

Mélodrame en trois actes (1851)

Musique : Giuseppe Verdi

Livret : Francesco Maria Piave, d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo

Direction musicale : Daniele Rustioni

Mise en scène : Claus Guth

Décors et costumes : Christian Schmidt

Lumière : Olaf Winter

Vidéo : Andi A. Müller

Dramaturgie : Konrad Kuhn

Chorégraphie : Teresa Rotemberg

Chef des chœurs : José Luis Basso

Distribution :

Le duc de Mantoue : Vittorio Grigolo

Rigoletto : Željko Lučić

Gilda : Nadine Sierra

Sparafucile : Kwangchul Youn

Maddalena : Elena Maximova

Giovanna : Marie Gautrot

Le comte de Monterone : Robert Pomakov

Marullo : Christophe Gay

Matteo Borsa : Julien Dran

Le comte de Ceprano : Mikhail Timoshenko

La comtesse de Ceprano : Veta Pilipenko

Page de la duchesse : Laure Poissonnier

Huissier : Christian Rodrigue Moungoungou

Double de Rigoletto : Henri Bernard Guizirian

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Durée : 2h45 avec entracte

Du 27 mai au 27 juin 2017

Lieu : Opéra Bastille

Professeur des écoles le jour, je cours les salles de Paris et d'ailleurs le soir afin de combiner ma passion pour le spectacle vivant et l'écriture, tout en trouvant très souvent refuge dans la musique classique. Tombée dans le théâtre dès mon plus jeune âge en parallèle de l'apprentissage du piano, c'est tout naturellement que je me suis tournée vers l'opéra. A travers mes chroniques, je souhaite partager mes émotions sans prétention mais toujours avec sensibilité.

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