Thomas Hampson (Don Giovanni) © Brescia Amisano/Teatro alla Scala
Thomas Hampson (Don Giovanni) © Brescia Amisano/Teatro alla Scala

Thomas Hampson mène le jeu dans Don Giovanni à la Scala

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L’opéra Don Giovanni de Mozart est donné jusqu’au 6 juin au Théâtre de la Scala à Milan. Cette production est l’un des grands évènements de la saison 2016-2017 pour au moins deux raisons. C’est la première fois que la mise en scène de Robert Carsen est reprise depuis sa création à Milan en 2011, et c’est aussi la toute première fois que le grand baryton américain Thomas Hampson chante à la Scala.

Don Giovanni est l’un des plus grands défis pour les metteurs en scène. Selon Carsen, le protagoniste n’est ni l’anti-héros diabolique imaginé par Joseph Losey, ni le petit voyou de Harlem de Peter Sellars.  Au lieu de souligner le comportement criminel de Don Giovanni, Carsen met l’accent sur son incroyable force séductrice qui comme un tourbillon aspire tout ce qui est à proximité.  Dans l’opéra de Mozart et de Da Ponte, le rideau se lève sur la complainte buffa de Leporello « Notte et giorno faticar » et il tombe sur la morale triomphante chantée par les survivants « Questo è il fin du chi fa mal ! ».  Chez Carsen, par contre, c’est Don Giovanni qui est le premier et le dernier sur scène pour montrer que c’est bien lui qui tire les ficelles. Les premiers accords de l’ouverture coïncident avec Hampson qui bondit sur scène d’une loge et tire violemment sur le rideau de scène qui tombe par terre avec fracas, dévoilant un énorme miroir reflétant le public et la salle éclairée. A la fin de l’opéra, alors que les personnages viennent de chanter comment ils envisagent leurs avenirs délivrés de Don Giovanni, ils sont abasourdis de le voir réapparaître derrière eux.  D’un petit geste de la main, Hampson les fait descendre aux enfers, tandis qu’il continue à fumer sa cigarette nonchalamment.

Il y a trente ans Hampson incarnait ce rôle pour la première fois sous la direction de Nikolaus Harnoncourt à l’Opéra de Zurich (enregistré sur Teldec Classics 244 184-2 ZB). Aujourd’hui, cet immense artiste de presque 62 ans a perdu un peu de sa force sonore, mais son chant et son jeu n’en sont devenus que plus subtils et élégants. Son Don Giovanni est moins physique et violent que celui de Peter Mattei, qui chantait à la Scala dans la mise en scène de Carsen en 2011, et s’apparente plus à celui de Ruggiero Raimondi, aristocratique et séducteur.  Le charisme magnétique de Hampson nous fait comprendre pourquoi tous les personnages, y compris Don Ottavio et les conviés au mariage de Zerlina et Masetto, lui font confiance et le respectent.  Dans son duo avec Zerlina « La ci darem la mano » nous ressentons l’attraction hypnotique qu’il exerce sur la jeune femme.

Thomas Hampson (Don Giovanni) et Giulia Semenzato (Zerlina)© Brescia Amisano/Teatro alla Scala
Thomas Hampson (Don Giovanni) et Giulia Semenzato (Zerlina) © Brescia Amisano/Teatro alla Scala

Le rôle de Leporello est chanté par Luca Pisaroni, l’un des meilleurs barytons de sa génération, célèbre, entre autres, pour son interprétation du Comte Almaviva dans Le Mariage de Figaro. Curieusement, malgré une carrière qui l’a amené à chanter sur les plus grandes scènes lyriques du monde, c’est la première fois qu’il chante à la Scala et seulement la deuxième fois qu’il se produit en Italie.  Pisaroni montre le lien magnétique qui existe entre Leporello et son maître (rendu plus palpable encore parce que Pisaroni a épousé la fille de Thomas Hampson !).

La jeune Hanna-Elisabeth Müller est une impressionnante Donna Anna.  Son vibrato est fin et rapide, comme un miroitement sur l’eau.  Carsen voit dans Donna Anna une femme attirée sans ambiguïté par Don Giovanni. Dès la première scène toute trace de viol par un homme déguisé comme Don Ottavio est balayée.  Le personnage d’Anna gagne en complexité par la profondeur de son deuil pour son père ; elle chante son premier duo avec Ottavio « Fuggi, crudele, fuggi ! » tout en soupirs, exprimant une douleur authentique.

Le chant puissant de la soprano Anett Fritsch, dans le rôle de Donna Elvira, est à la hauteur du pouvoir de séduction de Hampson. Carsen caractérise Elvira comme une femme éprise de Don Giovanni au point d’être rendue presque hystérique par sa désertion.  Fritsch ne laisse pas l’hystérie détruire son chant. Sa voix porte naturellement jusqu’au fond de la salle, sans jamais forcer, et ses passages de coloratura sont impeccables.

Le ténor Bernard Richter, dans le rôle de Don Ottavio, met en valeur une voix douce et agréable. Ses deux airs « Dalla sua pace » et « Il mio tesoro » sont généreusement applaudis.

La fraicheur de la jeune Giulia Semenzato dans le rôle de Zerlina est mise en exergue face à la maturité du Don Giovanni de Hampson. Sa voix, plus menue que celles de Müller et Fritsch, est néanmoins captivante, car elle contraste avec celle du Masetto excité de Mattia Olivieri. La seule déception de la distribution est le Commendatore de Tomasz Konieczny, parce que sa voix est trop légère pour ce rôle, qui se doit d’être effrayant, et sa prononciation de l’Italien peu conforme.

Anett Fritsch (Donna Elivra)© Brescia Amisano/Teatro alla Scala
Anett Fritsch (Donna Elivra) © Brescia Amisano/Teatro alla Scala

Robert Carsen a conçu cette production spécialement pour le Théâtre de la Scala.  Les costumes de Brigitte Reiffenstuel sont d’un noir terne pour les tenues de ville (comme les livrées des ouvreurs de la Scala) et, pour les tenues d’apparat, d’un rouge sensuel qui reprend le velours du rideau de scène et du revêtement des fauteuils dans la salle. Les décors de Michael Levine donnent d’ailleurs à la salle un rôle central.  Dès l’ouverture le public se voit dans le miroir gigantesque qui prend la place du rideau que Don Giovanni arrache.  Dans l’air de Donna Elvira « In quali eccessi, o Numi ! » du deuxième acte, quand elle s’imagine l’abîme mortel qui menace Don Giovanni « Aperto veggio il baratro mortal! », le décor derrière elle représente la salle de la Scala qui s’étend à l’infini, comme un dessin d’Escher. Dans la scène finale de l’opéra, la perspective est renversée : le fond de scène est une vue de l’ensemble des loges, ce qui implique que la « scène » occupe l’espace où se trouve le public.

L’effet de mise en abîme est complexe ; une partie de l’acte II est jouée sur une deuxième scène surélevée, pendant que Don Giovanni et la femme de chambre de Donna Elivra sont assis devant, comme des spectateurs amusés. Ce jeu de perspectives est réussi, surtout dans le grand sextuor de l’acte II dont l’action est mise en route par Don Giovanni, absent depuis plusieurs scènes. Ceci marque l’interprétation de Carsen, comme nous l’avons déjà remarqué concernant l’ouverture et l’épilogue : même quand Don Giovanni ne chante pas, il n’est jamais réellement absent de l’action.

Le public est lui aussi toujours présent dans le spectacle.  L’idée de Carsen de placer les chanteurs dans la salle parmi les spectateurs est très réussie.  Quand les invités masqués—Donna Anna, Don Ottavio et Donna Elvira—arrivent au bal donné par Don Giovanni, ils chantent leur sublime trio au niveau du premier rang, devant la fosse d’orchestre, ce qui les rapproche du public, à la fois  dramatiquement et musicalement. Pour le duo « Eh via buffone » qui ouvre le deuxième acte, Don Giovani et Leporello descendent l’aile centrale de la salle en se disputant. Le revenant du Commandatore, lui, chante son imprécation à Don Giovanni depuis la loge Royale, avant de le rejoindre sur scène.

Carsen oblige ses chanteurs à être assez athlétiques, à chanter en se roulant parterre ou en tournant le dos au public. Parfois cela a un effet délétère sur le son ou sur l’ensemble. Par exemple, dans le trio « Non sperar, se non m’uccidi, ch’io ti lasci fuggir mai » du début du premier acte, quand Donna Anna et Don Giovanni font des acrobaties au lit pendant que Leporello, caché dans un coin à l’autre bout de la scène, marmonne dans un style buffa sur le comportement de son maître, le dialogue du couple et le monologue du valet ne sont pas bien coordonnées. Curieusement, la coordination est bien meilleure quand les chanteurs sont positionnés dans la salle (même s’ils ne peuvent pas voir le chef d’orchestre).

Paavo Järvi mérite d’être applaudi pour son approche mozartienne du phrasé qui unit énergie et souplesse. Par exemple, les notes pointées jouées par le hautbois dans le thème principal de l’air de Donna Anna « Or sai chi l’onore » sont à la fois rythmées et lyriques, jamais légères ou frivoles. L’accompagnement du violoncelle ressort de la texture orchestrale avec élégance et sans empressement dans l’air de Zerlina « Batti, Batti ».

 


12 mai 2017, à Milan

Production de la Scala (2011)

Choeur et orchestre de la Scala

Direction musicale : Paavo Järvi
Mise en scène : Robert Carsen
Décors : Michael Levine
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Robert Carsen and Peter Van Praet
Chorégraphie : Philippe Giraudeau
Don Giovanni : Thomas Hampson
Commendatore : Tomasz Konieczny
Don Ottavio :  Bernard Richter
Donna Anna : Hanna Elisabeth Müller
Donna Elvira : Anett Fritsch
Leporello : Luca Pisaroni
Zerlina : Giulia Semenzato
Masetto : Mattia Olivieri

 

Jacqueline Letzter et Robert Adelson, historienne de la littérature et musicologue, sont les auteurs de nombreux livres, dont Ecrire l'opéra au féminin (Symétrie, 2017), Autographes musicaux du XIXe siècle: L’album niçois du Comte de Cessole (Acadèmia Nissarda, 2020) et Erard: a Passion for the Piano (Oxford University Press, 2021). Ils contribuent à des chroniques de concerts dans le midi de la France.

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