Gand, Belgique. 14 avril 2015, 19h30. Des barrières et des policiers protègent un bâtiment.
Il ne s’agit pourtant ni d’une ambassade ni d’une synagogue, mais bien d’une maison d’opéra.
De nos jours, en Europe, un spectacle dont le titre contient le mot “juif” nécessite un dispositif de protection. Le spectre du terrorisme s’insinuant même dans notre patrimoine, je ne peux que partager l’avis d’Aviel Cahn, directeur de l’Opéra de Gand, qui, pendant la conférence de presse, a souligné l’importance de programmer une œuvre comme La Juive dans le contexte actuel.
Sur un fond d’histoire d’amour impossible entre une juive et un chrétien, l’œuvre de Jacques-Fromental Halévy montre l’absurdité du fanatisme religieux et ses néfastes conséquences, trouvant son paroxysme dans le poignant final : la juive meurt pour avoir aimé un chrétien, et, comble de l’absurdité, nous apprenons par le même coup qu’elle était elle-même chrétienne et fille du Cardinal de Brogni (interprété avec grande intensité par Dmitry Ulyanov), ce qui nous laisse pleins d’amertume et de regrets.
La mise en scène de Peter Konwitschny souligne la tragique actualité de cette pièce de 1835 et lui rajoute une dimension universelle : en évitant délibérément toute référence aux symboles religieux (sauf la rosace de l’église) et en distinguant les deux factions par des gants de couleurs différentes. Cela permet non seulement d’étendre la morale du livret d’Eugène Scribe à toutes les religions, mais également à toutes les idéologies.
Le metteur en scène allemand transforme le cortège impérial en une manifestation. Avec les opposants juifs sur scène et les chrétiens au parterre, drapeaux en mains, il réussit à la fois à supprimer le quatrième mur et à rajouter de l’intensité à ces scènes débordantes de violence et d’actualité.
Les solistes débordent également de la scène et se placent dans le public : Asmik Grigorian (Rachel) nous fait partager sa douleur en chantant sa romance entre les sièges et en faisant résonner sa voix puissante ; puis Roberto Saccà, dont l’interprétation d’Eleazar évolue au fur et à mesure du récit, nous offre un « Rachel, quand du Seigneur… » poignant et humain.
Des références explicites au conflit israélo-palestinien et au terrorisme sont également présentes : Rachel laisse peser la menace d’un attentat-suicide et, dans le final du deuxième acte, les chanteurs se mettent à produire en série de vestes explosives.
Mais le metteur en scène nous laisse tout de même un espoir : Rachel et Eudoxie (incarnée par une pétillante Nicole Chevalier) se libèrent de leurs gants et se serrent les mains, comme pour suggérer que nos idéologies ne nous définissent pas et que, sans elles, nous sommes tous les mêmes : des êtres humains.
Juliette Capulet, dans la célèbre tragédie de Shakespeare au même goût amer que La Juive, nous rappelle ce concept : « Il n’y a que ton nom qui soit mon ennemi. N’étant pas Montaigu, tu resterais toi-même. Qu’est-ce que Montaigu ? Est-ce la main, le pied ? Est-ce le bras, la face ou quelque autre partie du corps humain ? ».
Malgré les nombreux remaniements et coupures de la partition d’Halévy et une diction française peu claire qui nous a fait regretter de ne pouvoir lire le flamand des sur-titres, le Vlaamse Opera nous a offert une production intense et dynamique et surtout le plaisir d’une salle remplie de jeunes.
La Juive
Opéra en cinq actes de Jacques-Fromental Halévy
d’après un livret original d’Eugène Scribe
Opéra de Gand (Opéra Flamand – Vlaamse Opera)
Mardi 14 avril 2015
Distribution
Peter Konwitschny, mise en scène
Johannes Leiacker, décor et costumes
Manfred Voss, lumières
Bettina Bartz et Luc Joosten, dramaturgie
Asmik Grigorian, Rachel
Roberto Saccà, le juif Éléazar
Dmitry Ulyanov, le cardinal de Brogni
Randall Bills, Léopold
Nicole Chevalier, la princesse Eudoxie
Toby Girling, Ruggiero
Thierry Vallier, majordome
Chœur de l’Opéra Flamand
Jan Schweiger, chef des chœurs
Orchestre symphonique de l’Opéra Flamand
Tomáš Netopil, direction musicale
Bande annonce