Au lendemain d’un nouveau suicide dans une entreprise ex-CAC 40 et de l’énième étude d’Oxfam soulignant l’inégalité de la distribution des richesses au monde, le Don Giovanni “à la Défense” revient à l’Opéra de Paris, toujours plus d’actualité.
Harcèlement moral et sexuel, abus de pouvoir, violence, tels sont les thèmes mis en valeur par Michael Haneke, réalisateur connu pour ses films troublants centrés sur le côté obscur de l’être humain. Don Giovanni devient prétexte pour montrer une violence déréalisée : le protagoniste profite de sa position sociale pour assouvir ses désirs les plus sombres tout en humiliant, voir dévorant les autres – il arrive à mordre Leporello au cou – et les femmes en particulier.
Si, dans les mises en scène plus traditionnelles, le public sympathise avec le charismatique Don Giovanni et en regrette la mort, ici tout est fait pour le rendre détestable et sa défenestration n’est qu’une libération – par ailleurs bien soulignée par la lumière du jour qui vient finalement éclairer le cauchemar d’une nuit.
Se déroulant en une seule nuit et dans un seul lieu, les bureaux d’une grande entreprise, dans une métropole indifférente et anonyme, l’intrigue commence par un meurtre : le directeur général (Don Giovanni) tue le patron de l’entreprise (le Commendatore) car surpris en train de séduire sa fille (Donna Anna). Cette dernière crie au viol et au meurtre et son fiancé Don Ottavio promet de la venger. Entre temps Don Giovanni, aidé par son assistant Leporello, continue de séduire toutes les femmes qu’il rencontre, de la jeune femme de ménage Zerlina, à son ancienne amante Donna Elvira ne se contentant pas que de jupons ( à Masetto: « Sì, si, facciamo core! Ed a ballar cogli altri andiamo tutti e tre… » [“Oui, courage! et dansons tous les trois…”]).
Après un insoutenable crescendo de sadisme sans issue morale où l’alcool, la cocaïne et le sexe sont des acteurs à part entière, comme Don Giovanni refuse de se repentir, le libertin est puni par les employés de l’entreprise et jeté dans le vide.
Depuis le début on comprend que le séducteur sera défenestré car la fenêtre au milieu de la grande baie vitrée est constamment mise en avant : Don Giovanni l’ouvre et feint de se suicider, Donna Elvira se retourne pour la regarder en chantant « Aperto veggio il baratro mortal! », Zerlina, Donna Anna et Don Ottavio s’assoient constamment devant.
Et c’est précisément sous cette fenêtre que se trouve la « tâche de sang » du Commendatore, sur laquelle sa fille revient sans cesse, telle une Lady Macbeth rongée par la culpabilité.
Malgré leur positions sociales différentes, les trois protagonistes féminines rasent – littéralement – les murs : Donna Anna a beau être la fille du patron, elle n’est qu’un pion dans les jeux de pouvoir de son père (qui veut la marier à Ottavio, patron d’une entreprise concurrente) et dans les jeux de séduction de Don Giovanni; la pathétique Donna Elvira est amoureuse à la limite du masochisme et Zerlina est assez naïve de croire à une facile ascension sociale.
Erwin Schrott est un Don Giovanni diabolique et subtil, à la voix impeccable et aux gestes d’un grand naturel. Tatiana Lisnic (Donna Anna) nous offre un Non mi dir saisissant grâce à sa voix résonante et riche dans l’aigu. Marie-Adeline Henry sait habilement faire passer sa Donna Elvira de jeune femme coincée aux cheveux épinglés (semblable à la Isabelle Huppert de La pianiste ) à meurtrière de Don Giovanni, même si plus pour le délivrer que pour se venger. Sa voix homogène et puissante rend son Mi tradì très touchant, magnifié par la petite table de bar où la solitude prime, comme dans L’Absinthe de Degas.
La Zerlina de Serena Malfi est épatante et rend attachante cette jeune fille prolétaire qui doit se contenter d’une vie et d’un mari ordinaire. Sa voix est large et chaleureuse et son Vedrai, carino, à califourchon sur le charmant Masetto d’Alexandre Duhamel, particulièrement amusant.
Dommage que le Leporello d’Adrian Sâmpetrean reste un peu en second plan, écrasé par la présence de Schrott et que le Don Ottavio de Stefan Pop se soit pas toujours audible.
Dans la fosse Alain Altinoglu assure une direction sobre, qui devient plus entraînante dans le deuxième acte. Ses choix de tempos sont intéressants : des airs rapides, des récitatifs très lents et des longs silences entre les différentes scènes.
Remarquons enfin les belles lumières d’André Diot, expressives et descriptives à la fois.
ALAIN ALTINOGLU Direction musicale
Selon une mise en scène de MICHAEL HANEKE
CHISTOPH KANTER Décors
ANNETTE BEAUFAŸS Costumes
ANDRÉ DIOT Lumières
ERWIN SCHROTT Don Giovanni
LIANG LI Il Commendatore (Débuts à l’Opéra national de Paris)
TATIANA LISNIC Donna Anna
STEFAN POP Don Ottavio
MARIE-ADELINE HENRY Donna Elvira
ADRIAN SÂMPETREAN Leporello
ALEXANDRE DUHAMEL Masetto
SERENA MALFI Zerlina
ORCHESTRE ET CHOEURS DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS
JOSÉ LUIS BASSO Chef des choeurs
Bande annonce