Consacrée à la musique digitale, la 67e Biennale de Venise, qui a couronné la carrière de Brian Eno par un Lion d’or, offre un concentré des explorations de la matière sonore par la nouvelle génération, avec parfois un propos social et politique engagé.

Epicentre de la Biennale, l’Arsenal accueille, le jeudi 19 octobre dans le Teatro Piccolo un diptyque contrasté de deux créations sonores et visuelles. Dans Interviews of silence : tribune Congo mapping, David Shongo part de témoignages de femmes congolaises, dont la condition est soumise au pillage des ressources du pays. L’image et le son sont déconnectés : pendant la diffusion de la parole, les visages restent figés dans un mutisme photographique, comme une autre manière de souligner la dépossession de leur destin. Le sujet, qui pourrait reste dans une gravité un peu pesante, n’interdit pas une certaine ironie, lorsque le compositeur-performeur interroge ChatGPT – dont il flatte l’omniscience – sur les solutions à apporter au conflit dans son pays : la machine ne fournira pas de réponse. L’ensemble du matériel de la performance est ensuite transformé en un magma diffus dans la salle. Ce second temps de l’expérimentation, qui s’intéresse à l’impact acoustique et physique des informations et des médias dont nous sommes abreuvés, constitue la véritable part créatrice d’une proposition qui pourrait appeler un prolongement au-delà de l’interpellation de nos consciences occidentales.

L’autre pièce de la soirée, A conversation between a partially educated parrot and a machine d’Estelle Schorpp fait le choix d’une autre voie que celle de l’engagement politique, et investit une forme d’archéologie technique. Diffusés sur un gramophone, dans une atmosphère tamisée qui concentre l’attention sur le son, les premiers enregistrements de chants d’oiseaux au tournant des années 1900 sont retravaillés pour recréer une mélodie ornithologique d’une pureté haute fidélité, débarrassée des parasites d’archives, dans une sorte d’extase décantée.

Dans le cadre du même programme Digital sound horizons, Brigitta Muntendorf fait embarquer, dimanche 22, dans une création immersive au Teatro alle Tese – à l’extrémité du campus de l’Arsenal – avec ses espaces modulaires. Orbit – a war series révèle les abus sexuels sur le corps des femmes en temps de guerre, premières victimes des conflits armés. Après un prologue d’allure documentaire à partir des mots d’une reporter, cette réinterprétation du genre oratorio pour clones vocaux et diffusion audio en 3D immerge le public dans une stroboscopie sonore et lumineuse qui dépasse la simple harangue. La séquence juxtaposant la révolte des Iraniennes et les régressions conservatrices – quant aux lois sur l’avortement – en Pologne et aux Etats-Unis constitue un des moments fort de polyphonie digitale dans un parcours électroacoustique à la dramaturgie habile et efficace. Le même Teatro alle Tese accueillait également, le 20 octobre, une soirée DJ en partenariat avec Sonic Acts, avec six sets alternant pulsation pure et performances où le spectaculaire laisse parfois affleurer des messages un peu faciles.

La sensualité de la spatialisation est également à l’honneur dans plusieurs églises de la ville. A la basilique San Pietro di Castello dans l’après-midi de ce même vendredi, l’organiste Kali Malone propose, avec Trinity Form, une plongée extatique ponctuée par le violoncelle de Lucy Railton et la guitare avec archet électronique de Stephen O’Malley, qui se détachent discrètement au détour de boucles rappelant le travail de Scelsi. Dans un lieu de recueillement, cette texture étale au pouls ralenti invite à une autre facette de l’écoute musicale, complétant ainsi le panorama de l’expérience sonore condensée dans cette 67e Biennale intitulée Micro-Music.
Gilles Charlassier