Jusqu’au 11 février, l’Opéra-Comique propose un assemblage de pièces de Rameau pour un spectacle construit autour des personnalités de Lea Desandre et Christophe Rousset.
« Et in Arcadia ego » c’est un avertissement de la Mort en personne : nul ne saurait échapper à son destin. Marguerite est une très vieille femme, dont l’esprit toujours jeune est piégé dans un corps déjà trop vieux. Par une sorte de pacte empoisonné, Marguerite connaît depuis des années la date et l’heure précises de sa mort. Arrivée à l’instant du basculement, elle revit pour la dernière fois les instants marquants de sa vie, dans une ultime seconde qui s’étire infiniment. Elle voit les souvenirs de son enfance se désagréger, repense à sa vie de star adulée où elle se sent prisonnière de l’hypocrisie des rapports humains. Au moment de mourir, elle s’élève enfin, lentement, jusqu’à se faire engloutir par une gigantesque forme indéfinissable, élément organique inquiétant ou larve immense qui invite à un éternel recommencement.

Ce spectacle est conçu autour d’œuvres de Rameau, soigneusement sélectionnées par Christophe Rousset et Éric Reinhardt. L’assemblage d’extraits de Zaïs, Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, Les Fêtes d’Hébé, Les Boréades, Dardanus, Le Temple de la Gloire, Zoroastre, Naïs, Castor et Pollux, Les Fêtes de Polymnie, Les Surprises de l’amour, Les Indes Galantes et Hippolyte et Aricie forme ainsi un nouvel opus, selon le principe bien connu du pastiche. Si la musique est conservée, les textes, en revanche, ont été réécrits par Éric Reinhardt, afin de raconter les conséquences de ce terrible contrat faustien (le choix du prénom de l’héroïne ne semble évidemment pas innocent). L’œuvre, décrite par ses créateurs comme un « big bang intérieur », est ainsi articulée en trois tableaux : « Enfance », « Âge adulte » et « Vieillesse/Mort ».
La démarche a de quoi intriguer et on ne peut qu’applaudir ce genre d’expérimentations censément capables de renouveler notre perception du répertoire, de proposer « autre chose » susceptible de nous faire entendre cette musique avec une oreille nouvelle. Hélas, on regrette de devoir avouer que le résultat ne nous a guère convaincu.
Les interludes entre les différents tableaux exposent de longs passages écrits, incrustés sur le rideau de scène. Ces textes ont une certaine poésie, y compris sur le plan formel. Ainsi, plus le spectacle avance, plus le sens s’estompe, puis certaines lettres disparaissent, jusqu’à ce qu’il ne reste que quelques caractères épars, insuffisants pour communiquer. Avant même la mort physique, il y a la mort du verbe.
En revanche, on se montrera plus dubitatifs sur les textes destinés à se superposer aux extraits musicaux. On veut bien admettre, comme le fait Christophe Rousset pour justifier la légitimité de la démarche, que les livrets de Rameau abondent parfois en un certain nombre de lieux communs poétiques. Mais ce que propose Éric Reinhardt ne nous a pas paru beaucoup plus original. On alterne entre une tentative de « faire XVIIIe » et une écriture plus contemporaine. Mais au fond, tout cela paraît assez banal et déséquilibré. De plus, la prosodie s’en trouve souvent complètement bousculée – volontairement, à en croire les notes d’intention de l’auteur. L’écriture dérègle les appuis musicaux de manière assez peu harmonieuse et crée une sorte de produit bancal et déroutant.

La réalisation scénique joue sur une symbolique constante (apparition progressive du noir sur le costume de la chanteuse, fleurs en décomposition, jouets brisés…) mais finit par ressembler à une juxtaposition d’idées, s’enchaînant les unes aux autres sans le liant qui fait la cohérence d’un spectacle. Accessoirement, certains éléments de la scénographie sont d’une laideur assez repoussante. Évidemment, tout cela n’est qu’une question de goût personnel, mais on avoue humblement que l’image finale, quelle qu’en soit la symbolique, ne nous est apparue que sous la forme d’un gigantesque sac poubelle monstrueux.
Plutôt que de tout fondre dans un spectacle global, on en vient à considérer de manière extrêmement séparée les éléments scéniques, textuels et musicaux. Sur le plan musical, la direction de Christophe Rousset est absolument enchanteresse, particulièrement dans les passages orchestraux où il fait preuve d’une remarquable précision et d’une maîtrise parfaite de ce répertoire. La Marguerite de Lea Desandre a une incontestable grâce physique (la chanteuse a suivi une formation de danseuse classique pendant de longues années) et un timbre très lumineux. Visiblement nerveuse – on peut comprendre la difficulté à assumer, seule en scène, un spectacle aussi long – elle peine parfois à se faire entendre dans le grave, et commet quelques erreurs de texte, certes pardonnables, mais impitoyablement soulignées par le surtitrage. Nul doute que les représentations suivantes la trouveront plus à son aise. Elle impressionne en revanche dans un « Tristes apprêts » (« Mort qui me vient » après réécriture) d’une bouleversante musicalité.
Affaire de sensibilité sûrement, mais on est ressortis déçus de ce spectacle composite, ambitieux dans sa démarche, mais plus discutable dans sa réalisation. Si une production scénique d’un opéra complet appelle évidemment d’autres moyens financiers, on en viendrait presque à regretter de ne pas avoir assisté à un « simple » récital des mêmes pièces de Rameau.