L’opéra national des Pays-Bas reprend la production de 2016 de Tristan et Isolde, par Pierre Audi avec un cast bayreuthien d’exception : Stephen Gould, Ricarda Merbeth, Günther Groissböck et Iain Paterson
A contre-jour, une femme avance lentement vers une lumière blanche.
Derrière elle, dans l’avant de la scène, gisent des corps sans vie.
Selon la lecture métaphysique du metteur en scène Pierre Audi, dans le final de Tristan et Isolde de Wagner, personne ne survit. Melot et Brangäne sont tués par Kurneval, qui est à son tour tué par Marke, qui se suicide.
On pourrait, certes, prendre cette hécatombe au pied de la lettre, mais on pourrait aussi la voir comme une métaphore de la séparation entre le monde réel et celui de l’esprit.
Après avoir goûté au “philtre d’amour” , Tristan et Isolde, font abstraction de la réalité : pris en flagrant délit d’adultère et de trahison au deuxième acte, ils ne pensent qu’a se rendormir l’un dans les bras de l’autre, car ils sont déjà “ailleurs” ; au troisième acte, Marke est prêt à les pardonner mais ils l’ignorent et foncent tout droit vers le drame.
Brangäne et Kurneval sont les seuls “ponts” avec le réel, ils essayent de protéger et de raisonner Tristan et Isolde, mais hélas, ce sera vain. Les protagonistes veulent mourir (ou sont déjà morts ?), car leur semblant humain est inadéquat à l’épanouissement de leur amour et le monde réel, avec ses conventions et ses règles, leur est étroit.
Les décors de Christof Hetzer suggèrent la désolation de ce monde, théâtre éphémère où le temps s’écoule, insouciant de la Vie. De celle-ci il ne reste que des signes de passage : des métaux rouillés, une carcasse de baleine, des pierres et un hôtel funèbre en bois.
Les lumières de Jean Kalman et les projections vidéo d’Anna Bertsch sont très suggestives, qu’elles soient discrètes comme au moment où Isolde se souvient de sa première rencontre avec Tristan, ou plus percutantes comme quand on voit les silhouettes des protagonistes prendre place dans deux ouvertures de lumière dans une atmosphère encore une fois appartenant plus au monde de l’esprit qu’au réel.
Le public est gâté par un cast d’exception, que l’on avait vu cet été à Bayreuth : Stephen Gould dans Tristan, Ricarda Merbeth (remplaçant Petra Lang le 12 août 2017) dans Isolde, et Iain Paterson dans Wotan dans l’or du Rhin.

La Brangäne de Michelle Breedt est très éloquente, en particulier au deuxième acte, où elle veille sur les amants et les avertit du hors de scène. Sa voix douce et veloutée s’intègre de manière organique à la musique et contribue à rendre saisissante cette scène.
Dans cette production on aura la choquante surprise de la voir se faire tuer par Kurneval, qui la suspecte de trahison. Ce dernier, interprété avec ardeur et humanité par Iain Paterson, est en fait prêt à tout pour protéger son maître.
Le Marke de Günther Groissböck se déplace lentement mais avec assurance, sa voix large est douce et touchante. Ses vêtements (aussi par Christof Hetzer), ornés d’une grande écharpe grise, accentuent cette aura de dignité et d’élégance.

La direction d’acteurs est parfaitement intégrée au décor minimaliste de Christof Hetzer, qui met l’accent sur la musique et le chant. Les personnages prennent place dans la scène de manière fluide et leur postures, les visages tournés à des endroits différents sont cohérentes avec l’ambiance irréelle et atemporelle en toile de fond de la passion amoureuse des protagonistes.
Ces derniers sont incarnés avec un très grand engagement par Stephen Gould et Ricarda Merbeth. Ce véritable heldentenor incarne un Tristan puissant et héroïque du début à la fin. Son interprétation est très éloquente, dès la prise du philtre d’amour qui le laisse tremblant contre le mur, jusqu’à son agonie.
L’Isolde de Merbeth, un peu retenue au début, devient de plus en plus expressive : nous la voyons enragée contre Tristan qui, l’amène en “prix” à son roi ; douce et rêveuse quand elle pense à leur première rencontre et à ce regard qui l’a empêchée de se venger ; déterminée au moment de se donner la mort avec Tristan, puis bouleversée par la passion amoureuse causée par le philtre. Nous sommes entièrement conquis par son Liebestod, où on la voit se transfigurer en contre-jour, en clôturant la soirée de manière extrêmement envoûtante.
L’orchestre, sous la baguette de Marc Albrecht, est rapide mais expressive, et au troisième acte on remarque le touchant solo du cor anglais par Anita Janssen, qui montera aussi sur scène à la fin pour des applaudissements bien mérités.