A partir de l’expérience théâtrale de Front de Luk Perceval, la compositrice israélienne Chaya Czernowin a imaginé un opéra explorant la réaction humaine face à la catastrophe imminente et inévitable. Créé le 18 avril à l’opéra de Gand, Infinite now sera donné le 14 juin à la Philharmonie de Paris.
“In the darkness I put my clothes on”
(Dans l’obscurité j’ai mis mes habits).
Can Xue, Homecoming
Une des méthodes couramment utilisées pour soigner l’angoisse, et prévenir son évolution en dépression, est la thérapie comportementale. Cela consiste à focaliser l’attention du malade sur le moment présent, afin de déplacer son attention vers quelque chose de concret et tangible, et de transformer l’énergie alimentant l’obsession en positivité et élan vital.
Dans son nouvel opéra, Infinite now, créé le 18 avril à l’opéra de Gand, Chaya Czernowin met en miroir deux situations extrêmes : la guerre de tranchées (dans Front, la pièce de Luk Perceval, basée sur À l’Ouest, rien de nouveau (1929) d’Erich Maria Remarque et Le Feu (1916) d’Henri Barbusse) et la catastrophe naturelle (dans la nouvelle Homecoming de Can Xue), et au fur et à mesure, déplace notre attention vers l’instant présent, vers une petite île d’espoir où l’on retrouve une “graine de vie”.
Un dialogue se construit donc entre les deux œuvres, où l’anglais, l’allemand, le néerlandais et le français (toutes langues couramment parlées en Belgique) s’alternent — et où le chinois du texte original de Xue, lu par la compositrice Weiwei Xu, se superpose — dans un récit étrangement cohérent et signifiant.
La compositrice israélienne réussit le pari de nous faire expérimenter l’obscurité la plus totale (métaphorique ou littérale) en nous plongeant dans un monde déstabilisant et sans issue, magnifié par une mise en scène minimaliste (Luk Perceval) mais capable de créer des contrastes percutants, grâce aux décors pivotants de Philip Bussmann et aux jeux abrupts de lumière de Mark Van Denesse.
Quatre plans structurent cet univers sonore, savamment spatialisé par Carlo Laurenzi et Sylvain Cadars : un orchestre dans la fosse (sous la baguette de Titus Engel), un quatuor dans une loge (Nico Couck à la guitare, Yaron Deutsch à la guitare électrique et Sévérine Ballon et Christina Meissner aux violoncelles), de l’éléctronique et, sur scène, six chanteurs et six acteurs.
Dans Infinite now, tout est un “élément musical”, y compris les monologues ou les dialogues entre chanteurs et acteurs, qui créent une passerelle entre le théâtre et la musique : “comme un pont qui partirait de la rive d’un fleuve pour arriver à un bord de mer, à l’autre bout de la planète”, comme nous explique la compositrice.
Le travail de recherche, en collaboration avec Carlo Laurenzi à l’IRCAM, a pour but d’amplifier le paysage sonore qui nous entoure, et de nous faire prêter attention à ces sons présents dans notre quotidien, que d’habitude nous ignorons.
Parmi ces sonorités familières ou désorientantes, nous remarquerons celle des vagues se congelant dans leur élan, représentant si bien les concepts de mouvement et d’immobilité, de présent et d’infini, résumés dans le titre de l’opéra.
Dans un parcours en étapes, rythmé par le bruit d’une grille métallique se refermant à chaque nouvel acte, Czernowin nous engloutit au cœur de l’angoisse, grâce aussi au jeu très convaincant des artistes sur scène qui, entre expressions faciales et corporelles, cris, chuchotements, voix rauques ou encore brisées (comme nous le montre de manière frappante le contralto Noa Frenkel), intensifie nos émotions à la limite du bouleversement.
Au delà des mots, la nature s’alterne et cohabite avec la présence humaine, se transformant en un paysage étrange et sombre, jusqu’à montrer toute sa puissance dans un climax insupportable.
Puis, en douceur, Czernowin nous fait entrevoir de la lumière.
Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un heureux dénouement, mais plutôt d’un faible espoir qui naît de la capacité d’adaptation humaine.
“I have to learn to adjust to this new environment, in which I must depend on the senses of touch and hearing” (Je dois apprendre à m’adapter à ce nouvel environnement, dans lequel je dois dépendre des sens du toucher et de l’ouïe), fait dire Can Xue à la protagoniste de sa nouvelle, dont l’instinct de survie la pousse à se concenter sur le moment présent, sur le fondement de la vie en elle-même : sa propre respiration.