Metteur en scène prolifique et génial visionnaire, adulé sur les plus grandes scènes internationales, l’italien Romeo Castellucci s’empare avec force et passion de Jeanne au bûcher, un oratorio dramatique dont la musique fut composée par Arthur Honegger en 1935 sur un livret de Paul Claudel. Il en extrait une incandescente intensité pour nous faire ressentir toute la puissance des voix intérieures de la Pucelle d’Orléans qui vit ses derniers instants.



Jeanne est condamnée au bûcher et plus exactement à la destruction par le feu, telle une sorcière, une hérétique. Vivant ses derniers instants, elle voit sa vie défiler, lue par Frère Dominique, comme un terrible compte à rebours qui la conduit vers la mort. L’oratorio propose onze tableaux auquel s’ajoute un prologue réécrit en 1945 après la Libération pour plonger dans son humanité enfouie au plus profond de son être, débarrassée des clichés religieux véhiculés par les livres d’histoire. C’est une autre leçon qui nous parvient, celle du sensoriel où nous éprouvons les états d’âme de Jeanne d’Arc qui se consume de l’intérieur.
Lorsque le rideau s’ouvre, nous sommes dans une salle de classe. Les élèves sont de dos et commencent à se dissiper. Sitôt la cloche retentie, le brouhaha et l’agitation emplissent tout l’espace mais très vite, c’est le silence et le vide qui règnent. Charge à l’agent d’entretien, au concierge, de remettre de l’ordre. Pris d’une crise de panique, il se met à tout bouger, de manière compulsive, frénétique et fracassante : les meubles sont extirpés de la salle, empilés pêle-mêle dans le couloir comme la préparation d’un grand bûcher en attente de l’embrasement suprême. Il faudra attendre que le personnage se soit barricadé pour que s’élèvent les premières notes, graves et aux tonalités anxiogènes, du prologue. Ce paradoxe entre l’inaccessibilité de la salle de classe et les voix qui nous pénètrent, semble nous appeler à basculer vers une folie irrationnelle. C’est alors que nous reconnaissons la charismatique Audrey Bonnet dont la force nécessaire pour cette première scène nous impressionne avant qu’elle ne se métamorphose complètement en Jeanne, celle qui creusera son propre linceul pour se laisser engloutir par le sol éventré. Les symboles sont déterrés dans une allégorie entraînante pour nous faire accéder à une dimension tout autre, où la vie de Jeanne se confronte à la mort de tout le reste. Des images créées émergent tout de même des représentations fulgurantes comme cet instant où Jeanne semble incarner le Christ sur la croix, encadrée par les initiales A. (pour Audrey) et B. (pour Bonnet) en lettres rouges capitales sur le drapé blanc.



Au-delà du traitement impeccable de ces voix intérieures avec une scénographie grandiose qui met en lumière la honte de cette condamnation, Romeo Castellucci propose un remarquable travail sur le rapport au corps, en s’appuyant notamment sur la présence remarquable d’Audrey Bonnet sur les épaules de qui repose le spectacle. Dans sa direction d’acteurs, tout n’est que souffle, musicalité et beauté. Il met à nu le personnage qu’elle incarne pour en sublimer les émotions, pures et prenantes, qui nous happent et nous touchent profondément. Dans une sorte d’incantation étrange et mystérieuse, toute la mise en scène du génie nous amène à nous questionner autour de cette figure marginale plutôt humiliante pour l’Eglise mais qui continue à passionner. Sur le plateau, nous n’avons d’yeux que pour la magistrale comédienne, d’une intensité fulgurante.
Tel un roseau aux prises avec une terrible tempête, elle incarne la force et la fragilité d’une Jeanne mystique et transcendée. Sa performance est époustouflante. Elle nous offre une vision prismatique de l’héroïne à la fois historique et céleste. Sa pureté est entachée par les épreuves et sous les strates de son existence est exhumée son humanité, littéralement mise à nu. A ses côtés, Denis Podalydès, qui incarne le fantomatique frère Dominique qui rend parfaitement compte d’une ambiguïté déstabilisante, tour à tour directeur d’école venu parlementer et moine venu recueillir les dernières pensées de la sacrifiée.
Les deux rôles principaux, parlés, se fondent avec les voix chantées des protagonistes secondaires. Les chœurs et la maîtrise de l’Opéra de Lyon sont envoûtants.Ce ne sont que des voix qui nous parviennent de toutes parts sans que jamais nous ne puissions voir les interprètes, en dehors des comédiens et figurants. En quelque sorte, nous sommes tous dans la peau de Jeanne, assaillie par ces hallucinations auditives. Dans la fosse, le chef d’orchestre Kazushi Ono est d’une exigence exemplaire et capte les voix pour les sublimer à son tour dans une partition hétéroclite d’une grande intensité musicale portée avec énergie et flamboyance par l’orchestre en très grande forme.
Jeanne au bûcher, sa dernière création, Romeo Castellucci offre une fresque lyrique qui dépouille le personnage éponyme de tous ses symboles opprimants pour ne garder que la femme, presque l’enfant, qui se dissimule sous tous ces apparats et toute la force de l’action dramatique qui émane de la collaboration d’Honegger et Claudel. Sa flamboyante mise en scène, aussi bien physique que mystique, est éprouvante et éminemment très théâtrale. Frappant une nouvelle fois un grand coup, il signe là une autre réussite opératique après son ensorcelant Moses und Aaron, opéra inachevé de Schönberg qu’il avait présenté en 2015 à l’Opéra national de Paris. Si la complexité de l’œuvre perdure ici, il n’en demeure pas moins une saisissante humanité embrasée dans une réalité éblouissante. Tout nous subjugue et nous marque profondément comme à chaque fois que nous nous confrontons à son regard visionnaire et pertinent sur des œuvres qu’il sait rendre atemporelles en puisant dans l’essence même du propos comme seuls les grands génies scéniques savent le faire. Un talent qui semble impérissable au fil du temps.