Créé en 2016 au festival de Salzbourg, L’ange exterminateur (The Exterminating Angel) du compositeur anglais Thomas Adès est actuellement retransmis au cinéma par le Metropolitan Opera de New York
Un groupe d’aristocrates se rend chez un couple d’amis après avoir assisté à un opéra.
Parmi les invités figure la chanteuse d’opéra Leticia Maynar qui vient d’interpréter Lucia di Lammermoor, le chef d’orchestre Alberto Roc et sa femme pianiste. On retrouve également une jeune veuve avec son frère, un explorateur, des fiancés, un colonel (et amant de la maîtresse de la maison), un médecin et sa patiente. La soirée se déroule en toute sérénité, entre échanges prétentieux et banalités. Les gens dînent, discutent poliment, puis écoutent Blanca jouer du piano.
Descente aux enfers
Entre temps, quelque chose d’étrange se passe en cuisine : tous les domestiques, sauf le majordome, ressentent un besoin pressant de s’en aller et quittent les lieux.
L’inverse se produit dans le salon : aucun des invités ne souhaite ou n’arrive pas à quitter la pièce. Même si les portes sont ouvertes…
Cette situation absurde se répète à l’extérieur, où personne ne peut accéder à la villa. La police, les journalistes, les proches et les curieux, se retrouvent prisonniers du même limbe, et tout aussi incapables d’agir.

Après Powder her Face (créé en 1995 au Cheltenham Music Festival) et La Tempête, tiré de la pièce de Shakespeare, (créé en 2004 au Royal Opera House), pour son troisième opéra Thomas Adès s’est basé sur le film homonyme de Luis Buñuel.
Dans son film surréaliste de 1962, le célèbre réalisateur espagnol met en scène une expérience collective, montrant comment dans une situation extrême les conventions sociales se fragilisent jusqu’à se briser.
Face au manque d’hygiène, de nourriture et de vie privée, le groupe d’aristocrates perd sa cohésion et se permet des comportements autrefois “inadmissibles”, allant de s’enlever la veste à se nettoyer les doigts des pieds…
On observe de près la bulle où vit la classe sociale privilégiée, pendant qu’à l’extérieur l’Histoire fait son cours. Clin d’œil au film de Buñuel, qui montre une manifestation réprimée par la violence, la mise en scène de Tom Cairns place à l’extérieur de la villa des travailleurs et des étudiants qu’une police menaçante tient à distance.
À situation extrême, mesures extrêmes
La première chose que l’on remarque à propos des chanteurs (22 sur scène, dont 16 dans les rôles principaux), est qu’ils sont tous confrontés à la limite de leur tessiture, l’écriture vocale étant extrême comme la situation.
Thomas Adès imagine un univers sonore spécifique à chaque personnage : pour le nerveux et agité Francisco, il choisit une très cohérente tessiture de contre-ténor. Iestyn Davies interprète magnifiquement cet homme détestable et sans empathie, qui ne peut pas prendre son café en utilisant une petite cuillère à thé !
On admire le timbre moelleux de la charmante Duchesse d’Ávila de Sally Matthews, on se laisse émouvoir par la voix veloutée de l’Eduardo de David Portillo, et surprendre par la froideur avec laquelle la Beatriz de Sophie Bevan raconte le carnage des “roturiers” dans un accident ferroviaire. Dans sa robe en soie, Amanda Echalaz (Lucia de Nobile) remplit son rôle d’hôtesse prétentieuse à côte de son mari Edmundo (Joseph Kaiser), tandis que Christine Rice nous offre une Blanca extrêmement crédible dans sa descente aux enfers.
On apprécie le réalisme avec lequel John Tomlinson et Alice Coote montrent la relation maladive entre le docteur Conde et sa patiente Leonora, on partage l’inquiètude du majordome de Christian van Horn, qui essaye de gérer la situation et de garder un semblant de dignité, on éprouve de la peine pour le mourant Señor Russell de Kevin Burdette, et de l’antipathie pour l’affecté Alberto Roc de Rod Gilfry, le rigide Colonel de David Adam Moore et le détestable Raúl Yebenes de Frédéric Antoun. Malgré des rôles très demandeurs, qui les obligent parfois à se focaliser sur la respiration et la posture, les interprétés réussissent à captiver notre attention et à rendre plausible une histoire impossible.
Des notes stratosphériques, qualifiées par les archivistes du Metropolitan opera comme “jamais entendues dans la salle en 140 ans”, sont attribuées à la diva de la soirée, Leticia Maynar, incarnée à la perfection par une Audrey Luna à la technique impeccable.

L’orchestration dense et originale d’Adès contribue également à nous plonger dans la “maison hantée” des De Nobile : il recourt aux ondes Martenot pour créer une ambiance inquiétante et surréelle, et profite de la parenté entre cet instrument et la voix humaine pour provoquer d’intéressants effets de couleur.
Largement utilisées par Messiaen (mais aussi par d’autres musiciens n’ayant rien à voir avec la musique classique), les ondes Martenot sont présentées pendant l’entracte (selon la tradition des retransmission du Met) par Cynthia Miller, spécialement contactée par le compositeur pour participer à la conception de ce projet.
Tout contribue donc au partage de l’angoisse et de l’inquiétude des personnages sur scène : les mini violons, les cloches et l’orchestre de tambours, en clin d’œil à l’Espagne franquiste. Sous la baguette de Thomas Adès, l’orchestre du MET passe avec aise des sonorités surnaturelles à la violence en chair et os, nous entraînant dans ce dîner d’enfer… éternel.