La Clémence de Titus © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris
La Clémence de Titus © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

La Clémence de Titus : sculpter le pouvoir

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La Clémence de Titus, dans la légendaire mise en scène de Willy Decker est actuellement à l’affiche de l’opéra de Paris, avec deux casts. Nous avons vu le premier, composé de Ramón Vargas, Amanda Majeski, Valentina Naforniţa, Stéphanie d’Oustrac, Antoinette Dennefeld et Marko Mimica

 

Quel est le prix du pouvoir ? Pour ceux qui le possèdent il se révèle soit un fardeau inattendu, soit une source d’envie et d’hostilité, pour ceux qui le convoitent c’est une frustration pouvant pousser à des actes extrêmes.

Dans son quatrième opéra seria après Mitridate, Lucio Silla et Idomeneo, Mozart nous raconte l’histoire de l’empereur romain Tito Vespasiano et de sa tentative de se faire respecter et aimer non pas par la force, mais par sa bénévolence.

Bien évidemment, cela s’avère très compliqué et même dangereux : un complot est ourdi derrière son dos par ses proches les plus insoupçonnables et sa bonne volonté est mise à dure épreuve.

 

Une mise en scène vingtenaire, toujours ravissante et pleine de sens

C’est le questionnement autour du pouvoir et du pardon, qui se trouve au cœur de la mise en scène de Willy Decker, créée à Garnier en 1997. Leur fragilité et leur aspect transitoire sont soulignés par un décor où la pierre est omniprésente, à la fois en tant que matière à sculpter au service d’un pouvoir glorieux et monumental, et puis comme matériau destiné à se désagréger dans le temps pour ne laisser plus que des ruines.

Un cadre en biais et de superbes rideaux peints font d’écrin à la scénographie : sur la première toile, dont les couleurs renvoient au plafond de Chagall de la salle Garnier (mais aussi à Kandinsky et à Twombly), sont représentés tous les personnages principaux, autour de la couronne de Titus, sur la deuxième on voit un cœur déchiré par un poignard, et dans le dernier on observe l’empereur seul d’un côté dans un bain de sang, dans l’indifférence des autres membres de la cour.

 

La solitude de l’empereur

Une grosse couronne est posée sur la tête de Tito Vespasiano. Son plus grand désir est celui d’être aimé par son peuple (Romani, unico oggetto è de’ voti di Tito il vostro amore) et pour cela il décide d’être un souverain juste et clément.
Mais hélas, il devra se confronter aux vices et aux faiblesses humaines : “È pur di chi regna infelice il destino! A noi si nega ciò che a’ più bassi è dato”, dit-il.

Ramón Vargas incarne de manière très convaincante ce souverain affligé, une expression de souffrance se dessinant sur son visage dès son entrée en scène.
Ses mouvements, sa respiration et le timbre de sa voix évoquent toute l’humanité de ce personnage torturé. Malgré son émission un peu poussée et des soucis de justesse dans certaines vocalises, le ténor mexicain nous offre pour autant des moments très touchants comme pendant le “Del più sublime soglio”, où il est évoqué ses tourments existentiels.

 

La tragédie de l’amoureux manipulé

Sesto se jette aux pieds de Vitellia, il attrappe les plis de sa robe et lui demande de ne pas partir. Éperdument amoureux, il lui dit être prêt à tout pour elle. Ce dont la princesse, fille de l’empereur destitué, va aussitôt profiter afin de reprendre la couronne.

Afin de manipuler son prétendant, Vitellia utilise le chantage émotif : (Eppure non hai cor d’acquistarmi […] Deh se piacer mi vuoi, Lascia i sospetti tuoi  […] Già ti credea; già mi piacevi e, quasi, cominciavo ad amarti) elle le séduit, lui fait croire à un amour mutuel, puis s’éloigne de lui, le laissant seul et désespéré prostré sur une pierre.

Seulement à la fin, elle se rendra compte de son erreur et regrettera d’avoir fait si mal à un homme qui l’aimait tant et qui était prêt à mourir pour elle (Mi laceran il core, rimorso, orror, spavento! Quel che nell’alma io sento Di duol morir mi fa…).

 

Une distribution expressive et engagée

Aidée par le changement d’habits et la symbolique des couleurs — allant du lie de vin du complot et de la trahison, au noir du deuil, au blanc de la repentance — la soprano Amanda Majeski réussit à illustrer l’évolution psychologique de Vitellia de façon crédible et sincère.

Si, au tout début, elle est plaintive et hypocrite, dans le deuxième acte elle devient passionnée et authentique. Sa superbe voix de lirico-spinto est sans faille, le timbre est cristallin et chaud dans les aigus et large et dramatique dans les graves, son legato souple et homogène.

Le metteur en scène joue sur le contraste entre la froideur et la détermination de la princesse et la fragilité et l’hésitation du jeune patricien, très bien exprimés par les deux chanteuses.

Stéphanie d’Oustrac incarne un Sesto torturé par le choix entre l’amour et la loyauté. La voix de la mezzo-soprano remplit la salle, ronde et sonore, son italien est parfaitement prononcé et son interprétation très engagée, quoi qu’un peu exagérée. On a du mal à éprouver de l’empathie pour ce personnage fragile et pathétique qui, les yeux littéralement bandés, se fait mener en bateau par la belle et impitoyable Vitellia (Parto, parto, ma tu ben mio, Come ti piace imponi: Regola i moti miei. Il mio destin tu sei, Tutto farò per te.)

Très décontractée et réaliste est la Servilia de Valentina Naforniţa, qui se déplace sur scène dans sa robe jaune, avec des mouvements légers et raffinés. La soprano est très convaincante et touchante dans son refus timide d’épouser Titus, dommage pour les quelques imprécisions dans les vocalises au deuxième acte.
Sa contrepartie masculine, le gentil et honnête Annio, est incarné avec aisance par Antoinette Dennefeld, qui nous conquit par la clarté et la richesse de son timbre et son émission légère, tout comme le réussit Publio de Marko Mimica, que l’on aimerait écouter davantage.
Également réussie la direction dynamique et expressive de Dan Ettinger, exaltant le contraste entre les moments les plus introspectifs et l’explosion des voix, des percussions et des vents.

La Clémence de Titus © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris
La Clémence de Titus © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Une esthétique raffinée et atemporelle

La force de cette production, qui contribue à son caractère atemporel, est son esthétique basée sur la symbolique des couleurs et sur les contrastes, bien rendus par les lumières percutantes de Hans Toelstede.

Autour des décors aux couleurs froides de la pierre et du marbre, imaginés par John Macfarlane, évoluent les différents personnages, chacun dans des habits d’une couleur lui étant propre. Le jaune rayonnant de la bonté et de la simplicité est associé à Servilia et Annio, la pureté du blanc à Titus et, dans le dernier acte, à une Vitellia repentie. Le faible Sesto est dans l’entre-deux, donc en gris, en contraste avec les couleurs plus tranchées des robes de Vitellia. On remarquera les beaux habits des membres de la cour en noir et blanc, esprit gothique, et leurs fascinantes coiffures taillées comme du buis.

 


La clemenza di Tito, K.621
Opera seria en deux actes composé par Wolfgang Amadeus Mozart en 1791, sur un livret en italien de Caterino Mazzolà d’après Metastase et Cinna de Corneille

Créé à Prague (théâtre des États) le 6 septembre 1791

Mise en scène : Willy Decker
Décors et costumes : John Macfarlane
Lumières : Hans Toelstede

Titus : Ramón Vargas
Vitellia : Amanda Majeski
Servilia : Valentina Naforniţa
Sesto : Stéphanie d’Oustrac
Annio : Antoinette Dennefeld
Publio : Marko Mimica

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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