La dernière fois que nous avions entendu l’Académie de l’Opéra de Paris, c’était pour Les Fêtes d’Hébé de Rameau. Cette fois, nous les retrouvons dans un ouvrage contemporain : La Ronde du compositeur belge Philippe Boesmans (1936).
Créée en 1993, adaptée de la pièce Der Reigen d’Arthur Schnitzler, La Ronde de Boesmans s’articule autour de 10 scènes, 10 personnages, 10 duos, 10 couples. Tout comme Il viaggio a Reims de Rossini (sans qu’il soit évidemment question de comparer les styles de Boesmans et de Rossini), cet opéra semble être idéal pour une troupe de jeunes chanteurs qui veulent faire leurs premières armes. Dans ces deux œuvres, l’arc dramatique n’est pas le propos premier. Pas vraiment d’intrigue à proprement parler, mais une succession de portraits aux vocalités différentes. Les rôles étant relativement équitables en termes de temps de présence, chaque interprète a son « moment » et son occasion de mettre en valeur ses qualités d’acteur et de musicien. On peut difficilement rêver mieux pour une jeune troupe.
L’œuvre repose sur une permutation circulaire sexuelle un peu perverse. La prostituée couche avec le soldat, qui couche avec la femme de chambre, qui couche avec le jeune homme … Puis viennent successivement la jeune femme, son mari, la jeune fille, le poète, la cantatrice et le Comte. Chaque relation chasse la précédente. Chaque fois, une personne reste et opère la transition.
Le Comte termine l’œuvre aux côtés de la prostituée et la boucle est bouclée. La Ronde peut recommencer. Mais dans cette Ronde, la relation est rarement idéale, pas toujours mutuellement consentie, souvent source de frustration, voire étrangement inexistante en ce qui concerne le seul couple pourtant « légitime » (la jeune femme et son mari).
Finalement c’est bien la frustration qui semble être le dénominateur commun de tous ces duos. Et cette œuvre a elle aussi quelque chose de frustrant. Il y a une beauté indéniable dans la rigueur de sa construction formelle, mais on rêve parfois à une scène de grand ensemble, ou alors à des couples carrément plus audacieux que ceux que l’on voit. A 10 personnages, on a tout de même 45 paires possibles (les lecteurs les plus scientifiques sauront me reprendre si mon calcul est erroné).
En fait, tout comme Il viaggio a Reims, La Ronde a les défauts de ses qualités et peut vite donner l’impression d’un catalogue de scènes sans lien les unes avec les autres, toutes construites sur un modèle en apparence identique. Il revient alors au metteur en scène de donner une certaine unité à cette galerie de duos. Le pari est-il réussi ?
La distribution n’est peut-être pas tout à fait homogène, mais l’ensemble est d’une qualité plutôt enthousiasmante. On espère réentendre rapidement quelques belles voix comme celle de Sarah Shine (malgré un allemand un peu exotique), Jeanne Ireland, Maciej Kwaśnikowski, Jean-François Marras et Marianne Croux (cette dernière ayant en outre un jeu d’actrice particulièrement convaincant). Face à eux, Juan de Dios Mateos et Mateusz Hoedt paraissent plus en retrait, sans pour autant démériter complètement.
Farrah El Dibany a pour elle un timbre sombre particulièrement plaisant mais elle semble plus à la peine avec l’écriture du rôle de la jeune fille. Malheureusement pour Danylo Matviienko, dont les qualités sont tout à fait estimables, il se fait complètement voler la vedette par sa partenaire Sofija Petrovic, laquelle constitue la plus grande révélation de la soirée, grâce à une voix extrêmement bien projetée et une prestation scénique saisissante de naturel.
Il n’est pas évident pour de jeunes interprètes en plein apprentissage de se glisser dans une œuvre dotée d’une telle dimension érotique et charnelle. Si certains se montrent plus à l’aise que d’autres dans cet exercice complexe, on reste globalement admiratif devant le courage des interprètes de s’exposer ainsi dans des scènes de sexe que refuseraient certains chanteurs bien plus aguerris.
L’Amphithéâtre de Bastille n’offre évidemment pas les mêmes possibilités logistiques que la grande salle située au-dessus. On a donc droit à un décor unique, mais suffisamment modulable pour figurer aisément tous les lieux de l’opéra. Derrière les gros cubes gris apparaît parfois un ascenseur, un mini-bar… Des techniciens viendront tout de même parfois placer à vue quelques accessoires supplémentaires (un tourniquet, un paravent, un lit…). On n’est pas entièrement convaincu par l’apport de la vidéo, qui tente maladroitement d’unifier les 10 scènes de l’opéra, mais le dispositif général fonctionne bien et tout se déroule de manière relativement fluide. La mise en scène de Christiane Lutz se contente parfois d’être un peu illustrative, mais elle a le grand mérite d’être très lisible, ce qui est tout de même appréciable quand il s’agit d’une œuvre récente et encore relativement méconnue d’une bonne partie du public.
Pour terminer, n’oublions pas l’orchestre, ce 11e personnage de l’œuvre (comme lorsqu’une mouche envahissante est figurée par le violon au milieu de la scène 4). Il faut saluer chaleureusement les instrumentistes de l’Académie et de l’Orchestre-Atelier Ostinato, conduits par Jean Deroyer, qui interprètent avec beaucoup de talent une œuvre complexe, tant sur le plan technique (notamment rythmique) qu’interprétatif.