L’œuvre de Leopold Godowsky se révèle passionnante et gigantesque, près d’une dizaine d’heures de musique ! C’est un aperçu de ces transcriptions, arrangements et paraphrases, à travers ses plus belles réalisations inspirées notamment par Chopin, Bach et Schubert, que présente le pianiste Laurent Wagschal dans cet enregistrement paru chez Evidence.
Laurent Wagschal en enregistrant ce disque vous vous êtes attaqué à ce monument de la technique pianistique qu’est l’œuvre de Leopold Godowsky, connu notamment pour ses recompositions des Etudes de Chopin. Comment le spécialiste du piano français que vous êtes est-il arrivé sur les traces du pianiste polono-américain ?
En vérité, c’est tout récemment que j’ai découvert les œuvres de Godowsky. Je connaissais seulement quelques-unes de ses études d’après Chopin et c’est en m’intéressant aux transcriptions des œuvres de Bach que j’ai découvert que Godowsky avait transcrit pas moins de trois sonates et partitas pour violon ainsi que trois suites pour violoncelle. Intrigué, je me suis aperçu qu’il avait également transcrit de nombreux lieder de Schubert, des pièces de clavecin, composé des paraphrases sur différentes valses de Johann Strauss, et quantité d’autres pièces encore. Une œuvre qui s’est révélée passionnante et gigantesque, près d’une dizaine d’heures de musique ! C’est donc un aperçu de ces transcriptions, arrangements et paraphrases que mon enregistrement présente à travers ses plus belles réalisations inspirées notamment par Chopin, Bach et Schubert.
Peu de pianistes osent affronter ces partitions extrêmement virtuoses. On raconte que Rubinstein aurait dit qu’il lui aurait fallu 500 ans pour maîtriser la technique de Godowsky. Vous n’aviez pas tout ce temps devant vous pour enregistrer ce disque, alors comment vous y êtes-vous pris pour que la performance technique n’étouffe pas la musicalité de l’œuvre ?
Il y a beaucoup de préjugés liés à Godowsky et notamment celui qu’il ait écrit des pièces « injouables ». Il est vrai qu’il a été un incroyable virtuose, ses enregistrements en témoignent et on ne conquiert pas l’admiration de Rachmaninov, Horowitz ou Rubinstein sans raison ! Certaines de ses œuvres se révèlent donc d’une difficulté sans précédent, il suffit d’en voir la partition pour s’en rendre compte immédiatement. Mais cette virtuosité ne se manifeste pas constamment, on la trouve principalement dans les études d’après Chopin, ce dernier ayant eu d’ailleurs également dans ses études cette préoccupation pédagogique d’un travail technique. Le problème est que l’intérêt musical des arrangements de Godowsky a toujours été dénigré, il est pourtant toujours essentiel, la recherche de la difficulté et la virtuosité ne sont jamais un but en soi.
En vous écoutant jouer ces pièces à la fois très connues et profondément remaniées, on éprouve un sentiment d’inquiétante étrangeté — unheimlich — qui intrigue avant d’émouvoir. Puis, on est gagné par une sorte de bien-être, comme si cette réécriture permettait d’éclairer Chopin, Bach, Schubert, etc. Comment situez-vous cette œuvre de recomposition par rapport aux œuvres originales ?
C’est assez paradoxal, on est à la fois très proche de l’original, la trame mélodique et la structure globale étant préservées quasiment intégralement et sans aucune modification ; et en même temps l’œuvre est retravaillée avec beaucoup de liberté. L’harmonie est enrichie, l’écriture est très chromatique et Godowsky réalise un travail contrapuntique approfondi, c’est une de ses caractéristiques que l’on trouve notamment dans les transcriptions de Bach. Dans la transcription de la sonate en sol mineur par exemple, il n’hésite pas à contrepointer l’adagio avec le thème de la fugue. Parfois la transformation est encore plus radicale, le tempo et finalement le caractère même de l’original peuvent être complètement modifiés. Les réalisations de Godowsky donnent lieu à de véritables appropriations et à des recompositions tout à fait personnelles, devenant autant de Godowsky que de Chopin ou de Bach.
L’œuvre de Godowsky est très méconnue et reste très controversée — il fut accusé de paraphrase et de mégalomanie, alors que son aura de professeur, sa virtuosité et son talent pianistiques étaient loués par ses contemporains les plus illustres — Rachmaninov, Horowitz, Rubinstein, etc… En explorant cette œuvre au-delà des Etudes de Chopin réécrites pour la main gauche seule qui sont les plus jouées, en vous frottant à des compositeurs moins fréquemment transcrits comme Albeniz, Strauss, Saint-Saëns, qu’avez-vous appris sur Godowsky et sur ce qu’il a voulu nous transmettre de ces compositeurs ?
Toute sa vie et encore de nos jours malheureusement, on a en effet reproché à Godowsky d’avoir dénaturé les œuvres originales et voulu les améliorer (!). Autant de critiques ridicules quand on sait quelle dévotion il avait pour ses prédécesseurs et c’est toujours avec beaucoup de respect, de style et d’élégance qu’il réalisait ses adaptations. Il n’a évidemment jamais voulu supplanter les œuvres originales, insistant au contraire sur le fait que ces chefs-d’œuvre, qu’il choisissait parce qu’ils constituaient pour lui une base saine et idéale pour son travail, étaient toujours existants et resteraient éternellement joués sous leur forme première. Au fond sa démarche de recomposition est très proche de celle d’écrire des variations, ce qui, par contre, ne suscite jamais aucune controverse.
Finalement, avez-vous abordé l’interprétation de ces pièces recomposées différemment des œuvres originales, ou bien jouez-vous les transcriptions de Godowsky comme vous jouez du Chopin ?
L’interprétation est d’abord très influencée par celle que l’on souhaite et imagine pour l’original. Mais au fur et à mesure qu’on s’imprègne de la vision de Godowsky on finit par se détacher complètement de l’original et on ne doit finalement plus s’en soucier dans la mesure où il s’agit justement de recompositions à part entière qui ne prétendent pas à une transcription fidèle. Cela dit, les études d’après Chopin demeurent plus proches de l’original que les transcriptions de Bach. Ce dernier étant plus éloigné dans le temps, l’interprétation des versions très romantisées de Godowsky s’éloigne plus sensiblement de celle donnée de l’original par un violoniste.
Godowsky est étroitement associé aux débuts de l’enregistrement, dont il a pressenti l’impact révolutionnaire sur la diffusion de la musique et sur l’importance de l’interprétation. Pourtant ses enregistrements personnels sont réputés ne pas être à la hauteur de son talent de pianiste en concert public ou privé. Interpréter et enregistrer Godowsky, est-ce lui rendre une interprétation digne de lui ?
Il existe en effet de nombreux témoignages de son entourage indiquant que Godowsky était bien meilleur et plus inspiré en conditions de concert qu’en enregistrement. En vérité ceux-ci sont très inégaux ; parmi les très nombreuses bandes qu’il a laissées, si certaines sont effectivement un peu décevantes, on peut trouver aussi de très belles interprétations, je recommande notamment d’écouter ses Nocturnes de Chopin. Mais la diffusion de ses œuvres me semble la meilleure manière de lui rendre justice et je pense que c’est en tant que génial transcripteur que son nom mérite avant tout de retrouver la postérité.
Godowsky, The Art of transcription. Laurent Wagschal, piano. Evidence Classics EVCD026
Laurent Wagschal a présenté son enregistrement sur France Musique le lundi 31 octobre 2016 dans le Classic Club de Lionel Esparza.