Après Lulu de 2010, les obsessions et les fantasmes d’Oliver Py reviennent à Genève, dans une Manon qui se veut transgressive et libertine.
Il y a des femmes qui quittent la misère de leur pays, pleines d’espoir, poussées par la promesse d’un travail honnête, d’un salaire décent et d’un avenir meilleur.
Mais quand elles débarquent dans un pays, dont bien souvent elles ne comprennent pas la langue, un autre destin les attend. Lorsqu’elles se rendent compte qu’elles ont été trompées, c’est malheureusement trop tard : elles se retrouvent plongées dans un enfer dont elles ne peuvent pas échapper.
D’êtres humains, elles deviennent de la marchandise dont on va tirer le plus haut profit. Aucune rébellion n’est possible, la manipulation, le chantage et la violence étant un mur infranchissable. Seules issues possibles, sombrer dans la folie ou s’enlever la vie.
Dans la nouvelle production de Manon à l’Opéra des Nations, qui remplace provisoirement le Grand Théâtre de Genève, Olivier Py ne fait pas dans la subtilité et bouscule l’univers créé par Antoine François Prévost : Manon débarque directement de la campagne à Pigalle, pour être enfermée non pas dans un couvent, mais dans une maison close ; son cousin est un proxénète et Javotte, Poussette et Rosette, d’actrices deviennent de lascives et vulgaires prostituées.
Toute femme sur scène n’est qu’une proie ou un objet exploité pour la satisfaction des autres, car “C’est ainsi qu’on traite une affaire! », et il n’y a aucune place pour son plaisir ou son libre arbitre.
“Restons ici, puisqu’il le faut ! Attendons … sans penser ! […] Ne rêvons plus !” dit Manon, forcée à renoncer à sa liberté.
“Je meurs, il le faut !” dit encore la protagoniste, juste avant de mourir. Car il n’y a pas de place au monde pour les femmes libres, comme Manon, Violetta, ou Carmen.
Il est vrai qu’elle n’est pas si naïve qu’elle en a l’air, et qu’elle manipule son amant jusqu’au bout. Mais mérite-t-elle son châtiment ? Est-elle pire que Guillot ou Des Grieux, auquel son père (interprété par un expressif Bálint Szabó) recommande d’épouser “une brave fille digne de toi” ?
Telle Anna Karenina ― dont le train en miniature sur lequel arrive Manon rappelle sa magnifique adaptation au cinéma par Joe Wright ― Manon est toujours plus coupable, plus vicieuse et plus condamnable, car elle est une femme.
La double morale permet aux hommes de s’amuser, de fréquenter les bordels et d’avoir des liaisons, même après le mariage. Lenski peut tranquillement aller à l’Opéra tandis qu’Anna doit rester à la maison, Des Grieux peut aussi devenir Abbé après sa liaison avec la jeune fille, tandis que Manon doit être punie. Elle doit mourir, c’est son destin. Un destin que les mots (espoir, fortune, mort) sur la “roue de la fortune” du IV acte semblent résumer.
En tant que dénonciation d’une condition féminine qui n’a pas changé depuis le XIXe siècle, où la prostitution était partout, « comme on le voit si bien dans les tableaux de Toulouse-Lautrec », Py réussit son pari.
Dommage qu’au même temps il nous offre un florilège gratuit de vulgarité et de kitsch, jusqu’aux d’orgies dans la boue, un déjà-vu qui désormais ne provoque et ne choque plus, comme on peut le voir sur les visages impassibles des spectateurs dans la salle.
Pendant le sublime air Ah, fuyez ! Douces images par exemple, les suggestives ombres chinoises derrière une grande lune blanche auraient suffit pour signifier la passion érotique de Des Grieux, mais le tout est gâché par leur dévoilement, qui ne sert à rien d’autre qu’à montrer encore une fois des corps nus.



Heureusement que quelques moments de poésie et de romantisme ponctuent encore l’action, subtilement à cheval entre rêve et réalité. La première rencontre entre Manon et De Grieux se fait devant un ciel étoilé qu’ils soulèvent comme un voile pour y disparaître derrière, sur les notes perturbées de Massenet qui rendent si bien l’inquiétude de l’âme du jeune chevalier. Les étoiles reviennent également sous forme de reflets de lumière réfractés à 360° par une boule à facettes, en créant encore une fois une atmosphère onirique. D’autres moments de bonheur des deux amants ont lieu pendant leur voyage de noces dans une île tropicale dont le paysage s’apparente plus à un studio photographique qu’à la réalité.
L’opéra se termine de manière circulaire avec une dernière rencontre calquée sur la première : Manon arrive du fond de la scène, qu’elle descend pour rejoindre son amant et pour venir mourir sur le devant. Son nom brille dans le ciel étoilé, comme pour le fixer dans l’éternité et lui donner une dimension universelle.
Patricia Petibon, complètement habitée par le personnage, incarne une sublime Manon. Comme d’habitude, elle démontre une maîtrise absolue de sa voix, du début jusqu’à la fin. Bernard Richter est aussi très convaincant, même si parfois sa voix se laisse un peu emporter par le drame. Le reste de la distribution est également de très haut niveau et l’orchestre, dirigé par Marko Letonja est précis et entraînant.
Nous remarquerons tout particulièrement le dynamisme de la mise en scène : grâce à la scénographie modulable, on passe de manière fluide d’un lieu à l’autre et de l’intérieur à l’extérieur, et les chanteurs circulent aisément.
Tout comme il exploite l’ambiguïté du livret de Meilhac et Gille, Py donne un double sens à chaque composant du décor : les croisillons des fenêtres qui deviennent des barreaux, les chambres qui se transforment en cellules de prison (ou bien en cages), ou encore les papiers peints qui suggèrent les quatre saisons.
Comme dans Les Dialogues des Carmelites, où Py avait donné le meilleur de lui-même en utilisant toutes les dimensions ― avec le superbe lit collé à la verticale sur un mur ― les décors sont magnifiquement réussis. C’est pour cela qu’on va au théâtre : pour la beauté, la créativité, pour les propositions qui font réfléchir, et pas pour voir des corps de femme-objet, dont nous sommes saturés partout.